Mãe Natal

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann

 

 

Longtemps, je n’ai pas cru au père Noël. C’est-à-dire, pas en temps normal. C’est arrivé très tard. Damn you silly twit good-for-nothing dickhead wanker swine kiss my arse turd shut up ! (me souffle dans les bronches une voix venue d’un autre temps, d’un autre espace plutôt, ou mieux encore, d’une plate plaine de papier, couverte de caractères assez ésotériques – Joyce ? C’est de l’anglais bizarre qui parle en moi comme si j’étais quelqu’un d’autre –, les deux dimensions hauteur-largeur de pages lues dans une autre vie peut-être, aux étonnantes profondeurs en tout cas, aux résonnances multidimensionnelles pourtant). Cette manie de tout faire à l’envers ou à contretemps ! Quelle fatigue, quel fatum ! Ô mes bons amis, mes chers ennemis et les bataillons compacts et invisibles de l’Indifférence, en vérité je vous le dis, tout sauf une sinécure ou une promenade de santé ! Croyez-moi, si vous êtes de ceux-là, il vaut toujours mieux faire les choses (toutes choses…) en temps et en heure, à une cadence normale, raisonnable, sans décalage, sans à-coups… Rien de pire que le trop tôt, rien de pire que le trop tard, même sac à merde de l’échec, même girie dans le rien, et en fin de compte, il vaut bien mieux être un tocard qui arrive à l’heure qu’un champion qui, du moins pour ce qui est de sa propre vocation et de sa propre discipline, manque de ponctualité… Le tocard ponctuel sera toujours le winner célébré toutes catégories et en tous temps, le bel esprit fructueux mais à côté de la plaque n’aura jamais sa plaque nulle part et sera implacablement plaqué par la mémoire (certes si facilement oublieuse) des hommes… Je crois que je suis né inversé. Pas inverti, certes, mais foutrement inversé, comme – du temps de l’argentique, si ça dit quelque chose… – le sombre négatif avant de devenir, sur le papier, photographie solaire et bien visible… J’ai dû rester au stade du négatif, voilà tout…

 

C’est arrivé très tard disais-je, bien trop tard à vrai dire, à un âge (à des âges successifs devrais-je dire) où théoriquement (et sans doute, majoritairement), le bipède moyen, s’extirpant péniblement de la gangue gluante de l’enfance, et laissant tomber comme une merde (les gosses qui poussent apprennent instinctivement l’ingratitude, histoire de devenir des hommes) le gentil et affable quoique gras et rougeaud pourvoyeur de mystérieux cadeaux, se met à croire en d’autres choses (sans doute plus « scintillantes » à ses yeux), d’autres idées, d’autres rêves, d’autres espoirs, d’autres personnages peut-être aussi, je sais pas moi, son âme sœur « pour la vie », son patron casse-couilles dont l’accablante hauteur tutélaire lui permet quand même de payer ses traites et de bouffer (ce qui n’est pas rien, et même si dans l’assiette, ça n’est pas tous les jours Noël), ses idoles électorales aux hottes de campagne hautement achalandées, que sais-je encore, ses « modèles » de vie ou de vocation qui peuvent aller du saint laïque au grand artiste à égaler, du self-made-man surexcité aux dents en titane croulant tel un bienheureux sous des monceaux de talbins à l’aventurier débonnaire et heureux, pauvre comme Job, qui prend le temps de vivre et emmerde le monde tout en le sillonnant, en passant par toute sorte de personnages censés donner une forme d’inspiration ou d’émulation pour « y croire » et faire de son mieux dans le temps express qui nous est imparti, expiré sitôt déclenché… (« Qu’as-tu fait du temps qui t’a été donné ? », s’interrogeait douloureusement Valéry Larbaud en son âge mûr, donnant un peu la réponse dans le ton dolent de cette vaste et inévitable question). Mais ce peut être aussi bien de belles et rassurantes abstractions, père-noëlesques aussi à leur façon, allons-y gaiment, et en vrac de fin d’année pour solde de tout compte : l’Etat-providence (pas si abstrait que ça finalement quand il envoie du pognon de survie à qui de droit), la brillante carrière à mener (l’ambition on appelle ça, inépuisable Santa Claus pour les grands !) pour se venger d’on ne sait trop quoi, d’on ne sait trop qui, un papa pas assez père (Noël ?), une maman trop mère et secrètement amère, ou – et là, c’est la vraie foire aux croyances ! – des … ismes en veux-tu en voilà, des idéologies en pagaille toutes plus bienfaitrices, plus salvatrices les unes que les autres, de l’extrême-gauche à ma droite, de l’extrême-droite à ma gauche, du centre un peu partout, de l’entente (pas même cordiale) nulle part, qui dit mieux, adjugé vendu pour le temps d’une vie responsable, engagée, citoyenne comme on dit maintenant, toujours pleine de bons vœux (et surtout de solutions infaillibles, fussent-elles symétriquement opposées !) pour tous les hommes, ah la bonne blague, que de promesses de bonheur, ça défouraille dans tous les sens, ça déborde de tous les côtés, on n’arrête plus les autoroutes vers le bonheur (les péages sont très chers, vous êtes prévenus !), rang d’oignons des imprécateurs tout à fait sûrs de vous apporter la félicité qu’un crétin comme vous ne saurait trouver par lui-même, c’est la fête à Neu-Neu des programmes indubitables et des géniaux bateleurs qui les vendent, jamais repu le bipède moyen, jamais sorti des petits souliers au pied du sapin n’attendant plus que le gros lard à l’intarissable corne d’abondance, que de croyances que ça va marcher, oui ça va marcher, faites-moi donc aveugle confiance, le plus grand inventeur de l’histoire humaine c’est Coué et sa fameuse méthode, ça marche à tous les coups, suffit de se convaincre qu’un sauveur peut tout sauver vu que c’est pour ça que c’est un sauveur, de Robespierre au Ché, de Adolphe à Pol Pot, la grande farandole de bienfaiteurs de l’humanité, figures providentielles pour tout type de cœurs et d’esprits, et, bien entendu, last but not least, le bon Dieu Lui-même, « en personne » pour les uns ou parfaitement désincarné et indéfinissable pour les autres, Dieu d’amour ou Dieu à Kalache, Dieu de pardon ou Dieu de vengeance, Dieu chaste ou Dieu polygame, c’est pas les avatars qui manquent… Bref, Pères Noël à tous les étages, pour tous les goûts et à toutes les étapes de l’existence…

 

Je suis passé à côté du père Noël quand j’étais chiard, et d’à peu près toutes les croyances de substitution plus tard, quand je suis devenu un « homme » (ce dernier point reste à vérifier mais passons…). Le Précis de décomposition de Cioran, et en particulier, son chavirant premier texte intitulé « Généalogie du fanatisme », a dû m’y aider (il arrive, et c’est un grand bonheur mais aussi, peut-être, une sorte de malédiction, de faire des « lectures-souches », de celles qui transforment ou infléchissent notre pensée en des voies d’où il est fort difficile de revenir), et je me permets de recommander cette saine lecture – si ce n’est déjà fait – à tous ceux que les croyances, qu’elles soient religieuses ou idéologiques, spirituelles ou politiques, rendent quelque peu sceptiques, ou qu’elles emmerdent franchement… Il y démontre – je m’en veux de le schématiser un peu ici, vaudrait mieux aller à la source – une chose que je n’ai pas beaucoup observée (sauf coupable aveuglement de ma part) dans ma fréquentation des hommes : les vertus de l’indifférence, au sens de la saine absence de convictions quant aux solutions de bonheur pour « l’humanité entière », vertus de réserve personnelle et d’acceptation collective du chaos en quelque sorte, ou plus exactement peut-être, vertus du « non prosélytisme », c’est-à-dire, en gros : je n’ai pas la solution pour le bonheur de l’humanité, donc je ne la ramène pas et je vous fous la paix, vous ne l’avez pas davantage, alors ne la ramenez pas et foutez-moi la paix… Mais je me rends compte que ce disant, je fais moi-même du prosélytisme cioranien (ce que l’atrabilaire bonhomme n’aurait sans doute pas beaucoup aimé), donc j’arrête les frais, lisez ce que vous voulez ou ne lisez pas, et – à défaut de nous aimer – foutons-nous la paix les uns les autres…

 

Pour en revenir à cette croyance ridiculement tardive au père Noël qui a lancé (mais le fallait-il ?) cet impromptu de saison (une saison – comme celle du fameux « croisement des juilletistes et des aoûtiens » – à la pression médiatique de laquelle il est bien difficile d’échapper), je dois confesser maintenant, après toutes ces dispensables digressions, que l’assertion en cause n’est pas tout à fait exacte. Je ne me suis pas mis à croire, adulte, au père Noël tel que promis aux enfants en cette période, mais plutôt au phantasme de son anti-réplique féminine, laquelle de ce fait, par bonheur, serait donc son exact opposé. Par le sexe tout d’abord, c’est une évidence. Femme d’abord. Mais aussi bien, par tous ses attributs inversés : fine quand le bon père était bedonnant ; dénudée quand le bon père était lourdement accoutré d’un épais manteau rouge ; parfaitement glabre et lisse et veloutée, quand le bon père était odieusement poilu ; solaire et ostentatoire quand le bon père ne se déplaçait que la nuit en loucedé ; bien terrestre quand le bon père faisait chier les étoiles en circulant devant elles avec son encombrant traîneau à rennes ; gracieuse et muette quand le bon père était lourdaud et plein de bruyants « ho ho ho ! » censés le rendre sympathique… Inversé je vous dis, c’est bien moi qui l’étais… Car malgré les apparences contraires, celles d’une sorte de créature féminine idéale porteuse de toutes les promesses avant de devoir quitter ce monde sans regrets, c’était bien une croyance comparable à celle des enfants pour le père Noël qui, alors que je grandissais, me saisissait… De là à la voir comme le bon père… Inversé pour la vie, sans contredit possible.

 

Un jour, déambulant dans Rio de Janeiro, peut-être un peu chargé d’une série préalable et trop soutenue de caipirinhas dans un bouge bigarré de Santa Teresa, je tombe sur une femme magnifique, curieusement plantée devant un kiosque à journaux, presque entièrement nue, dos et fesses (et quelles fesses !) tournés vers moi, le regard aussi, véritable volcan en éruption, comme si elle cherchait à projeter vers moi, pour me cramer sur place, tout son instinct incandescent de prédation sexuelle, un bout de téton perversement caché par son bras… J’ai vraiment cru qu’elle était de chair. Quelques secondes de vérité, de cette vérité : cette femme est réelle et elle me veut. Elle est plantée là, comme une fleur de bitume, allez savoir pourquoi, pour moi… Quelques secondes. J’ai cru. Avant de me rendre compte qu’elle était en carton. Panneau publicitaire. Mais l’illusion avait été parfaite…

 

Alors voilà, le jour où j’ai croisé ce kiosque à journaux (légèrement « spécialisé ») à Rio de Janeiro, avec cette femme en tête de gondole, fût-elle en carton et exposée sur la voie publique pour faire de la retape (vendre des journaux ? Des vidéos ? Faire appel à des escorts ?) auprès des chalands ébaubis de son divin fessier et de son chavirant regard en ligne directe vers la bête érectile sise au creux des mâles calcifs, j’ai cru au père Noël, à mon père Noël, celui – celle en l’occurrence – qui m’apporterait le bonheur ultime (ou du moins, un vague « sens à la vie ») que mon absence totale de convictions ou d’engagements m’interdisait de connaître, comme le connaissent sans doute ceux qui pensent avoir trouvé le bon système (c’est-à-dire la seule croyance valable) pour faire le bonheur de l’humanité. La plus belle femme du monde se donnerait à moi, et au revoir. Restait toutefois à transformer le carton en chair humaine. On a les alchimies qu’on peut. Mais en fin de compte, la solution tardive du père Noël (ou la solution d’un père Noël tardif) ne m’a pas paru plus conne qu’une autre, et je ne désespère pas de l’épiphanie charnelle.

 

Priez pour moi mes bons apôtres, et en attendant, Noyeux Joël à trouss !

 


 

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