Mélancolie en rose et bleu

Photos © Thierry Bellaiche

 

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Une plage sur le littoral sud de l’île de Bali. Je n’y étais pas en vacances. Je travaillais. Ouais, je travaillais dans cette carte postale grandeur nature (Envie d’Asie). Lourde responsabilité, ô mes bons apôtres ! Tourner de beaux films dans de beaux endroits. Telle était ma « mission ». Pas mal payée je précise. Pas besoin d’être sorti de Polytechnique certes, mais c’est quand même du boulot assez pointu, exercice d’équilibrisme aux antipodes, on était deux à tout faire, peu de temps pour le faire, pas de « deuxième chance », y’a plutôt intérêt à revenir au bercail avec les images souhaitées par la production et par le diffuseur, sinon ça peut vite tourner vinaigre… Un beau voyage c’est vrai, de jolis avantages c’est vrai, mais c’est un cadeau qui peut vite s’empoisonner au retour, si on ne ramène pas un superbe emballage… Heureusement, les images ont plu. Les films ont plu. Tout le monde était content. D’aucuns trouveront ça encore trop chanceux, trop facile, trop « dolce vita », trop ceci, trop cela, encore un job de « nanti » qui vient en plus nous expliquer que la vie n’est pas facile… Indécent peut-être pour certains, en ces temps sombres de « nuit debout » peu propices au rêve… Le reproche d’ « indécence » n’est peut-être, dans certains cas (et surtout par les temps qui courent et filent un bien mauvais coton dans ce beau pays), que la parure noble d’un sentiment beaucoup moins glorieux : l’envie.

 

Tournage d’une séquence, donc, sur cette plage de sable blanc, déserte à une heure matinale.

 

J’ai vu ces deux femmes qui vendaient des étoffes, de bonne heure. Pour personne. Vision étrange. L’une donnait dans le rose, l’autre dans le bleu. Elles paraissaient stoïques, l’une sous son chapeau pointu, l’autre sous sa casquette. Un peu irréelles même. Seules leurs étoffes bougeaient, pas elles. Peut-être savaient-elles, ou espéraient-elles qu’il y aurait des clients plus tard. Touristes, bien entendu. Mais c’était la morte saison, peu de chance de voir arriver du chaland. Il y avait, dans cette vision, quelque chose d’infiniment absurde et d’infiniment touchant en cette absurdité même. Exposer sa marchandise, fine, légère, colorée, flottant délicatement dans la transparence du vent, pour personne… C’était beau, et d’une grâce infinie, pour personne. C’était poignant, à fendre du roc et à le faire chialer, pour personne.

 

Mais je me trompe. Tout cela, c’était pour moi. Le bon endroit, le bon moment, et une certaine féerie pour cette fois, advenant par cette conjonction, est pour vous. Vous êtes alors l’humanité entière. Vous regardez, vous respirez, vous vivez pour tous les absents, c’est-à-dire pour tout le monde. Lourde responsabilité, là encore… Vous ressentez alors la joie, intense jusqu’à l’angoisse, d’une trop grande beauté dans une trop grande solitude… « La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste », fameuse phrase à Totor dans Les Travailleurs de la mer, dont je n’ai jamais si bien ressenti la justesse et la profondeur qu’en cet instant, sur cette plage, face à ces deux femmes immobiles et à leurs étoffes dansantes sous le soleil.

 

Peut-être aussi le compère Barton Fink les ressent-il, à la fin épuisée de son parcours initiatique, lorsque, se traînant sur une plage déserte et posant enfin ses fesses d’intello désabusé sur le sable, apparaît devant ses yeux une sorte de mirage réel, une femme, la beauté solaire même, chue dans cette sombre vallée de larmes, une vision d’une splendeur extraordinaire, l’impossible beauté d’un seul coup présente, incarnée, simple, prodigieuse.

 

Barton Fink Mer 1

 

 

 

Barton Fink Mer 2

 

 

 

 

 

 

Seul au monde à cet instant, il est littéralement dépassé, écrasé par l’effrayante beauté de cette apparition. La mélancolie, telle que définie si merveilleusement par Victor Hugo, doit alors le submerger comme la mer que scrute le regard de la nymphe immobile.

 

J’ai pensé à lui comme à un frère, ce matin-là, sur cette plage, très loin de chez moi. Et dans le fond de mon cœur, j’ai glorifié les vendeuses d’étoffes qui offraient leur marchandise au ciel.

 

Barton Fink Mer 3

 

Liens : un peu de Barton Fink dans Cadrage et dans Critikat ; un petit point sur Les Travailleurs de la mer dans le Salon littéraire


 

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