Modèle français

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

Quand on a dû se tirer vite fait avec Bibi, restait plus que le side-car, rouge vif, aussi discret qu’un gyrophare en pleine sorgue, mais pas le choix, les autres s’étaient fait la malle juste avant nous avec notre estafette de compétition, on l’avait bricolée pour la circonstance, nickel, on avait tout calculé, moteur flambant comme un sou neuf qu’on aurait pu faire le Mans avec, extérieur grisouille comme une tête de comptable un lundi matin, des peuneus à arracher l’asphalte tellement ils sortaient de l’usine et qu’ils voulaient vivre leur vie, le bolide parfait mine de rien, ni vu ni connu, l’idéal pour aller vite et se fondre dans la masse… les autres, m’en parlez pas, j’ai nommé Max et André, les soi-disant cadors de la braque, les Mozart du fric-frac, tafioles de la cambriole oui ! Ils ont senti le vent tourner, je sais pas… ou ils sentaient plus le coup d’un seul coup, ils suaient comme des bœufs en brouillonnant sur la BP3 certifiée « cambrioleur professionnel, serrure encastrée, 3 points latéraux », ça pouvait pas être un bon signe, ils arrivaient à rien, ça tremblotait, ça geignait, ça se demandait ce qu’on foutait là finalement… ben mon con, qu’est-ce qu’on fout là d’après toi ?, on fait bronzette, on se régale d’un bel opéra, on se fait le gueuleton du siècle, on médite sur le futur de l’humanité, d’après toi merde, qu’est-ce qu’on peut bien foutre ici dans un endroit qui n’est pas chez nous et où on devrait pas être, avec du matos pour rentrer quand même, et prendre ce qu’on devrait pas prendre vu que c’est pas à nous ? Et le tout, le plus vite possible s’il vous plaît ! C’est pas un boulot pour les lymphatiques ni pour les frénétiques ! Energie et sang-froid, voilà le cocktail ! … bref ils ont tout lâché d’un coup ces maudits macaques, les outils, les plans, même les clés de leur jolie antiquité roulante, ils nous ont braqué nos clés à nous, celles de notre assurance-vie sur peuneus neufs, et ils ont décampé comme des merdes, même pas un baiser d’adieu ! Avec Bibi, on s’est regardé comme deux puceaux qui vont au claque pour la première fois, on savait pas trop quoi foutre, fallait être quatre pour que ça tourne bien, on a essayé de continuer un peu, crochi-crocha, on aurait pu y arriver avec un peu de temps, mais le temps c’est ce qui manque le plus dans ce boulot, comme pour tout d’ailleurs, et le cœur n’y était plus de toute façon, et quand l’alarme a commencé à entonner sa grande aria, il a fallu décarrer dans la panique… On a ramassé deux trois bricoles, on a filé hors les murs, Dieu merci y’avait personne, mais on a vu ça… l’héritage à la Satanas et Diabolo de nos deux pétochards… Ces cons n’avaient rien trouvé de mieux pour se rendre sur les lieux que cet engin, belle gueule certes, mais pas du tout adapté à une bonne vieille retraite en bonne et due forme, c’est-à-dire avant tout discrète… Un braque efficace c’est un braque discret, pourtant pas difficile à comprendre ! Y compris les moyens de transport pour aller sur site ! Les cons !

 

Comment on a atterri dans ce palazzo, je sais pas, vraiment pas… on revenait de loin, zigzags infernaux pendant une bonne demi-heure avec les condés au derche, toute la ville de Turin à fond la caisse entre les caisses qui elles-mêmes ne roulent pas très droit là-bas, grande fantasia permanente à l’italienne, le bordel total qui fonctionne parfaitement, c’est ça le génie des Ritals, c’est beau en un sens, sans compter les trams oranges dans tous les sens qui vous coupent l’élan, qui se foutent bien de savoir si vous arrivez à droite, à gauche, en face, qui se déplacent comme des grands serpents mécaniques sur un territoire sans rivaux sérieux, ils sont chez eux et maîtres de tout, pas même un regard pour les petites crottes ambulantes qui tentent de circuler dans leurs parages, et Bibi qui tanguait dans sa petite guitoune à côté de moi en se tenant les noyaux – c’était pas ce qu’il y avait de plus exposé dans la situation, mais il y tient tellement le bougre, ça lui fait faire toujours ce geste en cas de danger, la paluche direct entre les jambes, même quand il se fait attaquer à la face il se fout la main au paquet comme si on allait quoi qu’il arrive attenter à son petit trésor, je l’ai vu, je l’ai vu plus d’une fois, il est irrationnel Bibi, il est obsédé par son centre, il est à se tordre dans ces moments, il aurait ce réflexe même face à un marmot qui voudrait lui caresser la joue, il est comme ça, il y peut rien, mais un jour il va laisser sa peau entière rien que pour en avoir trop protégé cette petite partie, bref il crèvera au champ d’honneur avec des couilles intactes, je lui souhaite pas de crever mon Bibi, mais enfin si ça arrive, il m’aura fait marrer jusqu’au bout ! –, comment donc on s’est retrouvé dans cette propriété que même le plus délirant des inventeurs de fables pourrait pas imaginer, ça tient du miracle, moi qui n’ai jamais beaucoup donné dans le jus de bénitier… Tout ce que je sais, c’est qu’on a foncé sur les hauteurs de la ville, dans les collines, je me souvenais du panorama du côté de la basilique de Superga, on y avait été la veille, histoire de respirer un peu et de nous détendre avant le jour J, j’ai pris d’instinct cette direction. Les flics s’étaient emmanchés dans un tram derrière nous, j’ai vu ça en un éclair dans le rétro, faut bien avoir un peu de bol de temps en temps…

 

J’ai filé dans un petit chemin caillouteux, et au bout… Comme s’il nous attendait… Au bout du chemin, droit devant nous, on voit un… « homme » ? Plutôt la créature du bon docteur Frankenstein. Une masse. Un monument vivant. Un palazzo humain. Plus question de faire machine arrière…

 

Ce grand mec qui nous a tiré de la mouise, en fin de compte – je dis grand, à tous les sens du terme : physiquement une baraque, une armoire normande, un trente-huit tonnes sur grosses papattes, et quelque chose dans ses manières du « grand seigneur » qu’il avait l’air d’être et qu’il était vraiment, on l’a su… – a visé notre engin de fortune. Il le scrutait comme s’il avait eu la révélation de la Vierge Marie. Tout ce qu’il nous a dit, c’est que ça l’intéressait. Il avait bien compris qu’on était dans la panade, qu’on avait pas l’air blanc-bleu, mais il s’en foutait royalement. Tout ce qui l’intéressait, c’était le garde-boue. Il regardait le garde-boue comme un mort-de-faim une vitrine de delicatessen

 

« C’est un side-car Piaggio des années 50, un V1 50… Mais c’est un modèle français… Je veux dire, fabriqué en France. Vous savez pourquoi ? » Nos bobines ébaubies ont répondu. Il savait bien qu’on savait pas. « Il n’y a pas de phare sur le garde-boue. Le phare est sur le guidon. Les modèles fabriqués en Italie avaient le phare sur le garde-boue. Les modèles fabriqués en France avaient le phare sur le guidon. Ce modèle a le phare sur le guidon. Pas sur le garde-boue. Sur le guidon. C’est un modèle français. Je n’ai pas ce modèle. Il me le faut. Combien ? »

 

On est reparti à pinces. Enorme paquet de fric. Des bons gros talbins, dans des grosses liasses, dans un gros sac, le genre qui permet de voir venir… La soirée n’avait pas été entièrement perdue. On a refait un tour sur le plateau de la basilique de Superga, pas très loin de là, fallait grimper encore un peu. L’air était doux, ça sentait bon. Bibi en a chialé de joie. Il arrêtait pas de se toucher les couilles, comme on vénère le pied de la croix. On a plus eu de nouvelles de Max et André. On serait rien sans un peu de bol.

 


 

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