Night City…

 

 

IMPROMPTU N°107

 

 

Un mot liminaire

Paul Valéry, dans un texte de 1938 intitulé « L’enseignement de la Poétique au Collège de France », écrivait ceci :

« Nous savons peu de chose d’Homère : la beauté marine de l’Odyssée n’en souffre pas ; et de Shakespeare, pas même si son nom est bien celui qu’il faut mettre sur le Roi Lear.

Une Histoire approfondie de la Littérature devrait donc être comprise, non tant comme une histoire des auteurs et des accidents de leur carrière ou de celle de leurs ouvrages, que comme une Histoire de l’esprit en tant qu’il produit ou consomme de la « littérature », et cette histoire pourrait même se faire sans que le nom d’un écrivain y fût prononcé. On peut étudier la forme poétique du Livre de Job ou celle du Cantique des Cantiques, sans la moindre intervention de la biographie de leurs auteurs, qui sont tout à fait inconnus. »

 

Une histoire littéraire sans noms d’écrivains… Voilà, à mon sens, une riche idée…

 

On sait par ailleurs qu’avant même ce « rêve » formulé par Paul Valéry d’une histoire de la littérature qui ne se préoccuperait que du processus créateur (et « récepteur ») de la littérature (et non pas des auteurs ni même des œuvres en tant qu’objets clos sur eux-mêmes), Marcel Proust avait presque obsessionnellement développé une théorie approchante, généralement connue désormais sous le titre générique de « Contre Sainte-Beuve ». Pour faire court, Proust s’insurgeait contre la conception (on pourrait dire aussi moins obligeamment la « manie ») du « grand critique » du 19ème siècle, Sainte-Beuve, consistant à vouloir et à prétendre expliquer une œuvre littéraire (dans toutes ses dimensions, tenants et aboutissants, etc.) par la seule biographie de son auteur. Pour lui, l’homme (son éducation, les événements de sa vie, ses grandeurs et ses faiblesses, son « caractère », et tutti quanti) pouvait expliquer entièrement l’œuvre qu’il produisait en tant qu’ « objet littéraire » de plus ou moins grande qualité, son sens, sa forme, ses détours secrets, sa valeur intrinsèque au regard de l’histoire de la littérature… Il fallait donc connaître la vie de l’auteur pour comprendre et apprécier son œuvre… Je n’ai pas grand-chose à ajouter à la critique en bonne et due forme que Marcel Proust a fait de cette « théorie », mais je me pose tout de même une question : comment le bon Sainte-Beuve aurait-il pu juger une œuvre parfaitement anonyme, sans la moindre trace du nom, de l’identité et de la biographie de son auteur ? Nécessairement bonne à foutre à la poubelle, au motif que le texte n’existerait que « seul », sans l’estampille d’un nom et sans le cortège des faits et gestes de la personne qui l’aurait écrite ? L’époque que nous vivons est à mon avis, hélas, tyranniquement « sainte-beuvienne »… C’est ce bon gros critique très content de lui-même qui a gagné, et non pas Marcel Proust, ni Paul Valéry, ces esprits gigantesques passés à la trappe de l’histoire des idées… La bouche énorme et insatiable de Sainte-Beuve a foutrement réussi son coup : elle a goulûment avalé la critique qu’on pouvait faire de sa fumeuse théorie, et a régurgité en abondance la matière graisseuse du cloaque dans lequel nous pataugeons : le biographisme. Tout savoir des écrivains, de leurs manies, de leurs déjeuners, de leurs soirées, de leurs garde-robes, de leurs mamans plus ou moins gentilles, de leurs papas plus ou moins présents, de leurs maîtresses et de leurs amants… Infantilisation de la bonne populace consommante et non-pensante. Et surtout ne pas chercher à établir une relation directe, vivante, personnelle, authentique, avec leur œuvre… Bravo mon gros ! Cette époque te doit beaucoup…

 

Le texte que vous allez lire n’est pas accompagné du nom de son auteur. Je ne dirai rien à ce sujet. Ni si je le connais, ni si je ne le connais pas, ni même s’il « existe ». Ni comment ce texte m’est parvenu. Disons seulement que c’est un texte (d’une grande valeur à mon sens) qui a bien voulu prendre place dans le parcours chaotique des Impromptus

 

*

 

« in my headphones perception translates and agrees this deluxe dilution HEY! Gotta getta hangover I’m cheesy in my kaleidoscope robe with my fog money, I screw and screw beatitude chrome and ardent ardent integral / bewitch celebrate lifespan brilliant gorgeous honey honey honey / with my hooker my hooker I’m just fine soooo fine / black wall hides some crystal : a birdlike armament

sickens cuprous thermionic dozen byways apotheose for me fugitive in the Moloch and my fellow incommutable human cattle. »

 

 

Night City ce brouillard qui cache le jour, gris ou orange avec les couches de violet iridescent, avec la pluie traître, la vapeur et les relents de cadavre.

 

Je vaux bien un million de milliards de dollars si je ne me grille pas la tête avec du mauvais booze, du moonshine benzène cul sec, alcool et came – une illusion, mon amour naufrage – je vomis sur la banquette arrière, je vis dans un vieux film, j’entends des voix, je bois tous mes neurones.

 

Cette fille me veut Annabelle, je sens qu’elle me veut dans sa chambre, quelle heure est-il, trois heures, la nuit en diagonale dans les persiennes, qui est-elle ? J’étais avec des gars de l’équipe 12 à boire gentil et tout. Elle nous suit peut-être depuis le début, elle était dans la voiture, dans le bar aussi, elle nous suit, mais sa chambre est ici, dans la partie centrale des blancs…

 

–        Poupée jalouse alambique tes renacles… Fair-play !

–        Elle te veut quoi ? Elle te veut toi ? Elle veut t’enlever à moi ?

–        Moi ? Pourquoi une femme voudrait de moi ?

–        Je me le demande ! Elle veut ton argent !

 

« toi moi mon gars, ça faisait longtemps que t’avais pas tiré ta crampe »

 

La face sauvage des vingt-quatre heures chaque jour, on nage dedans, hein ? Me voici Johnny dans sa chair tendre et mouillée, moi tout seul et mon Annabelle, l’alcool et les cames, l’amour de la vie, la fièvre de vivre et d’oublier et de savoir avec le corps, la sueur sur le corps, la fille ronde dans les lumières bleues et rouges, le rouge à lèvres et les cheveux frisés, l’amour, l’alcool toxique qui nourrit le cœur et les cames pour rire, travailler, exploser la tête, se perdre, nager, survivre, remonter à la surface et inspirer une longue inspiration de méthane, des poisons pour se nourrir, courir la chance, ne plus penser, ne plus dormir…

 

« ben mon gars, des mecs qui aiment la fête, j’en ai connu mais des comme toi… »

 

Voilà la nuit bleue des phares et du vomi alternatif, le sexe bien planté devant soi, planté dans la fille blonde, un grand bain d’obscène, de liquides pour enfiler profond Jésus notre sauveur avec la fille qui aime tout ce que Johnny veut faire et plein de voix qui parlent de l’autre côté et que je ne comprends rien des mots et des images qui se tendent…

 

Johnny picole Zéropole et crie le jour et crie la nuit. Le cauchemar a lieu en plein jour. Il sait qu’il faut partir, continuer, ailleurs, un peu plus loin. Ou est la fée bleue, the Blue Fairy ?

 

Souvenir, mémoire ? Johnny se souvient d’un fragment de poème qui a traversé le temps en petits morceaux agglomérés.

 

 

« attention constellation d’odeurs prédateur lâché dans la foule là, son ventre et sa croupe accouche des merdes de chiens chats en laisse rat aux bas ventres tendus vers les pierres parmi les constellations de dangers comme les grains de beauté sur une peau pâle ou grise ouvertures à nuit ouvertures grasses bruits lents des moteurs nous coule aux cheveux regards, eaux tièdes plissées, nuitée double, torsion algue le long de ta croupe pour la drague pour la drague la drague de la ville la drague à souffle de monstre, râle au ventre, gris argenté bleu tiède pâle nuit, il grogne la bouche coulée, peau de bête, les montées des eaux des égouts, monstre est ce qui nous sécrète plus stupide plus stupide que toute la meute –

notre monstre corps »

 

Johnny rêve de sa mère. Il la revoit, son père, une maison de banlieue entourée d’arbres et de lueurs.

California. Où ça déjà ? que des chicots dans la bouche et des enfances enfilées en boucle, basta.

 

Nous nous sommes certainement déjà rencontrés dans un univers antérieur. Se pourrait que je sois mort ou vous ou bien pas du tout : la tristesse du fantôme tient toute entière à rappeler aux vivants que la terre qu’ils arpentent est truffée de cadavres, le progrès est une barbarie bien sûr et je me fais ici l’interprète des morts.

 

Pour la chair à venir les morts ne sont pas là et pourtant se pourrait bien que les bébés marchent ici en plein chaos. Regardez si je mens.

 

Immortalité béatitude, corporelle et nue dans l’invisible résurrection, la lactance, latence de l’au-delà, me direz-vous : processus psychiques, délire, simulacres ! Un peu que oui ! Aussi secrets révélés, régénérés, oniriques, futurs.

 

Armée sinistre et rougeoyante, débile. Fantasma simulacra.

Touche l’hypnose des condensés affectifs : l’amour m’oxyde. Je voudrais te dire lecteur, que tout le monde t’a menti, depuis le début, dans tout ce que tu as pu lire jusqu’ici.

 

Tiens, bel ange, vois-tu le trou qu’il te faut perforer ? Puis mourra la planète tournante où s’est passé tout ça. Petite salope, gibier de claque. En ta bouche à chicots, en trous d’égout, gobe mon braquemart dur et gros comme une poutre.

 

Tout est prêt pour recomposer un monde en explosion, avec le goût du bleu

 


 

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