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Christ in Limbo, Suiveur de Hieronymus Bosch (Néerlandais, 1450 – 1516), Indianapolis Museum of Art
Ressource image : IMA
« … et quand il eut atteint les dernières limites des ténèbres, en spoliateur resplendissant et terrible, les légions impies de l’enfer le regardèrent avec épouvante, et elles se mirent à demander : « D’où vient celui-ci qui est si fort, si terrible, si resplendissant et si noble ? Le monde qui nous fut soumis ne nous a jamais envoyé pareil mort ; jamais il n’a destiné aux enfers de pareils présents. Quel est-il donc celui qui entre sur nos domaines avec cette intrépidité ? et il ne redoute pas nos supplices seuls, mais il a délié les autres de nos chaînes » »
Giacomo da Varazze, dit Jacobus de Voragine, La Légende dorée, « La Résurrection de Notre-Seigneur »
J’ai vu, j’ai vu, il a dit Jérôme, l’Indiana c’est pas de la merde, trou du cul de l’Amérique pourtant, mais beau à crever, quoique le Wyoming c’est pas mal non plus, pas du tout dans le même coin mais un bien bel endroit pour crever, oui, oui c’est ça – et c’est grand, grand, vaste, interminable à arpenter, si vous saviez ! –, voir, sentir, intérioriser une dernière très-très-belle chose et passer, c’est là-bas que je veux rendre mon dernier soupir comme on dit pour pas dire crever seul comme un clébard, n’importe où, n’importe quand, Bataclan tout jeune un soir dans la fureur ensanglantée des guitares, lit d’hosto seulabre tout vieux et flapi pour les plus chanceux, parce que c’est ce qui nous attend tous, pas vrai ? Forêts, cascades, forêts, cascades, forêts, cascades, forêts, forêts, forêts, vallons, et montagnes, et vallons, et chaînes de montagnes, et lacs par chapelets infinis, paradis de la mort heureuse ! Le Wyoming sera ma terre de délivrance… oui, c’est ça, je m’envole vers la canopée tel un guerrier surnaturel d’Ang Lee, j’attache une corde à l’ultime branche d’un fraternel séquoia, puis le doux balancement dans le murmure parfumé de la bise glacée, je bande une dernière fois, les piafs viennent se poser sur ma modeste branche de chair, merveille, c’est comme ça que je le rêve ! Enfin, pour l’instant, c’est l’Indiana, Midwest à la con, bouseux désabusés reconvertis en peu convaincus agents d’assurance, la carbure de compète à la Budweiser violée par le scotch, des tronches transcendentalement magnifiques, des œuvres d’art organiques pourries par l’ignominie de vivre, d’autant plus belles que dûment mises en charpie par les assauts inlassables des espoirs déçus…
Ai-je déjà foutu les pieds à Indianapolis ? La tête, certainement… Le nom n’est-il pas en lui-même d’une splendeur de mythe ?… « Terre des Indiens » devenue souveraineté de la « polis » grecque, tout un programme assez bizarroïde, hétéroclite, un peu contrefait, mais finalement d’une irrésistible puissance suggestive… Aimais-je un rêve ?, je me demande au long de mes longs après-midi de faune… Stéphane Mallarmé a précédé de peu Joris-Karl Huysmans au plan de leur atterrissage improbable dans ce monde, et l’on peut dire que ces deux vastes esprits étaient aussi de fameux culs-de-plomb, des voyageurs immobiles repus de leurs propres richesses spirituelles. On voyage d’abord en esprit – ont-ils dû se dire, ces deux fonctionnaires par nécessité, l’un prof d’anglais pour la pitance, l’autre gratte-papelard au ministère de l’Intérieur pour la même raison –, puis l’on se déplace physiquement pour « aller voir », on veut aller « sur place » réellement, histoire de pas mourir trop con, puis l’on se rend compte que l’esprit, l’imaginaire du voyage aurait peut-être suffi, et même que c’était peut-être bien mieux. Peut-être… Des Esseintes veut voir l’Angleterre, ça le prend comme une envie de pisser, il se met à en rêver comme un malade (qu’il est pour tout de bon), il se fabrique des milliers d’images toutes plus jouissives (du moins selon son goût du moment) les unes que les autres, il est déjà bien rompu à l’exercice de la délectation cérébrale « autosuffisante », il devrait se mieux connaître, mais il se décide tout de même à l’aventure physique, faisant ainsi entorse à ses habitudes et plus profondément, à sa vocation même, il prépare tout minutieusement, lui qui ne sort jamais de chez lui, l’événement est considérable, puis il prend la route avec ses malles du dernier chic dans son phaéton superclasse, la pluie fine et poisseuse est déjà celle des abords de la Tamise (bon ou mauvais signe ?), il arrive dans le quartier de Saint-Lazare où il doit prendre un train pour l’emmener prendre un rafiot sur la côte normande, puis il fait halte dans une taverne pour s’envoyer un porto, il scrute les tronches autour de lui, des bons vieux poivrots comme il en existe sous toutes les latitudes, mais ceux-là pourraient être aussi bien anglais, peut-être le sont-ils d’ailleurs, et ça pourrait même être déjà l’Angleterre, ici, rue de Rivoli, comment savoir ? Et quelle importance ? « En somme, j’ai éprouvé et j’ai vu ce que je voulais éprouver et voir. Je suis saturé de vie anglaise depuis mon départ ; il faudrait être fou pour aller perdre, par un maladroit déplacement, d’impérissables sensations ». Alors il s’en retourne, dans un mélange bizarre de dégoût et de satisfaction, de satiété et de révélation, à Fontenay-aux-Roses, dans sa thébaïde-monde, ayant compris qu’il avait « vu » l’Angleterre sans dépasser le seuil de la rue de Rivoli… Une leçon qu’il savait déjà mais que pour une fois, il a cru bon de vivre hors les murs… On ne l’y reprendra plus.
Alors quoi merde, Indianapolis ! T’y vas ou t’y vas pas ? Y fus-tu ou n’y fus-tu pas ? J’y ai sans doute fait un voyage à la Des Essseintes, la tête dans une carte et dans des images… ou l’inverse. Et puis Marcel m’a tôt confirmé que la rêverie sur les noms (Indianapolis, inépuisables résonnances de sons, d’images, d’époques superposées, d’Iroquois et de Gladiateurs, de héros et d’anonymes dans des villes homériques ou industrielles…) n’est rien moins que l’essence même du voyage…En attendant le Wyoming terminal, Dieu de miséricorde, fais que ça se fasse ! Mais bien sûr, c’est ça, j’y suis, il y a tout ce que j’aime là-bas, Idianapolis Museum of Art et Indianapolis Motor Speedway, un musée sublime et le fameux anneau de vitesse le plus dingo (et néanmoins le plus vieux) du monde, de l’art et de la mécanique, d’un côté des rombières en pâmoison devant les Impressionnistes, de l’autre des putes à piste culbutées dans des voies de garage par des mécanos graisseux pendant que tournent et tournent les bolides de l’aristocratie des ombrageux pilotes…
Ah oui, j’ai pas dit… on dit toujours des trucs qui n’intéressent personne (même pas soi-même des fois, c’est dire !), mais là faut que je le dise, j’adore les courses de bagnoles, enfin je veux dire les vrais bolides de pistes, vrombissants à la diable, gros insectes mécaniques ronflants de l’industrie triomphante, je sais pas, c’est bizarre, moi qui ai l’ouïe la plus fine du monde, moi qui n’ai pas la moindre tolérance au moindre raffut, moi qui m’étouffe les oreilles avec les paumes en tenaille de mes mains dès que passent près de mes tympans virginaux maréchaussée, pompiers, flicaille et autres héroïques ambulanciers, avec leurs aberrantes sirènes sadiques de leurs décibels – et je précise, je spécifie, je clarifie, j’ai rien contre ces jolis Corps, bien au contraire, tous utiles éminemment, tous formidables formidablement, en revanche je serais volontiers pour le rétablissement du supplice de la roue, de l’empalement ou de la manivelle intestinale, ou de toute autre joyeuseté plus ou moins moyenâgeuse, à l’encontre du monstre qui a cru bon d’inventer ce truc baptisé Sirène, le fameux pin-pon qui, dégueulant ses tripes dans votre voisinage, vous vrille jusqu’au fin fond du palpitant, vous paralyse le peu d’activité neuronale qui vous reste à dépenser dans cette vallée de larmes, vous martyrise non seulement de son volume colossal mais de sa tessiture infernale –, moi donc qui possède, pour l’inextricable confusion de mon bonheur et de mon malheur, les oreilles les plus sensibles qui furent jamais, eh bien je comprends pas, c’est un mystère total, mais le bruit exorbitant des Formule 1 sur une piste me ravit comme divine symphonie ! Pareil avec les foudres sonores des avions de chasse d’ailleurs, faudrait que je m’interroge sur mes goûts un de ces jours…
Cela étant dit, j’aime aussi beaucoup la peinture, Jérôme Bosch en particulier, sorte d’esprit futuriste et super excité des méninges, précurseur mais alors très très en avance sur toute la clique surréaliste, cerveau malade de nos temps dits « modernes » balancé comme par un malicieux anachronisme en plein 15ème siècle. Le musée est calme en plein après-midi, la faune locale fort clairsemée, l’après-midi de cette faune se joue plutôt du côté du Motor Speedway où les stock-cars tournicotent pépère, pendant que les organismes dans les tribunes cramées s’inondent de bière. Chacun son carburant, tout est bien. Un tableau apparaît, libellé comme suit : « Christ in Limbo, Follower of Hieronymus Bosch ». Follower… Disciple, adepte, fidèle… ou suiveur. Un bien bon follower que celui qui a réalisé cette œuvre impressionnante, dans l’esprit parfaitement suivi de son maître… Du reste, certains des « suiveurs » de Bosch étaient tellement bons, tellement doués, tellement maîtres-comme-le-maître, que l’équipe du très sérieux Bosch Research and Conservation Project a consenti à faire figurer leurs œuvres (en les qualifiant d’ailleurs officiellement de suiveurs, ou followers, si l’on préfère l’air du temps) dans le catalogue raisonné de 2016 de l’œuvre de Jérôme Bosch… C’est dire la considération accordée à leur contribution à l’œuvre d’un autre. D’un seul. Cette parenthèse adventice de nature vaguement culturelle étant refermée, je me dis au débotté – sans doute la contagion malsaine de ce mot de follower au sens métastasé par cette tweeteuse époque – que ce tableau constitue (bien involontairement, bien en avance, mais sait-on jamais, et si le follower en question avait déjà tout vu de ce qui allait venir ? Et si c’était écrit depuis des lustres ?) une représentation idéale de notre ère des réseaux sociaux. Ou plutôt, des réseaux sociaux eux-mêmes ? Cette effrayante gueule-ventre démesurément ouverte qui dégorge ou détripaille tout ce qu’elle peut de violence, de conflits, de souffrances, de saccages, de volonté de châtier, de haines recuites dans les fourneaux de l’enfer, une infernale et irrémissible logorrhée sous les espèces d’un immense et ininterrompu écoulement gastrique (l’image bouche-ventre, parole-dégueulis, est ici d’une justesse toute rédemptrice !), et le pauvre « Christ in Limbo » qui fait ce qu’il peut pour conjurer les maléfices de ce beuglant pandémonium, isolé mais seul lumineux, avec sa cape rouge de superman évangélique, coincé dans sa petite fenêtre en ogive, armé de sa croix et de sa foi, face à la foule hurlante et souffrante des followers… Tous tombés dans la même marmite avariée, chacun un bon gros cri à dégorger pour signaler sa présence avant l’oubli définitif, et Dieu (s’Il se réveille) reconnaîtra les siens… Combien de Christ in Limbo sur les réseaux ? Pas bezef, à mon très-humble avis…
Le tableau est accompagné d’un petit extrait de La Légende dorée, du fameux archevêque de Gênes, Giacomo da Varazze, plus connu sous le nom de Jacobus de Voragine, ce dernier terme, nom commun en réalité, voragine, signifiant en italien « précipice, abysse, gouffre », enfin on voit l’idée : ça descend profond… Bien vu, l’appariement des deux expressions, la peinte et l’écrite. L’imagier, follower de Hieronymus, et le scribe mystique Jacobus. À Indianapolis, on est éclectique mine de rien, et tout cliché mis à part ; on apprécie le bon vieux Truck Racing à la papa, sous le cagnard et qui ne fait pas dans la dentelle, et on donne aussi dans les subtiles associations mystico-artistiques, à l’ombre climatisée d’un beau musée. L’imprécation de Jacobus (belle description de Jésus-Christ superstar en enfer qui n’a peur de rien ni de personne, et qui du coup fait peur à ceux qui devraient faire peur), comme dans le tableau du follower qui montre l’abyssal maelstrom des followers. Les suiveurs, l’humanité quoi, suiveuse aveuglément par nature, de tout et de n’importe quoi, le premier démago charismatique venu, la dernière mode, les derniers réseaux sociaux pour solitaires du monde entier, tous comme un seul homme, enfin l’humanité destinée au voragine, comme les rats et les enfants du joueur de flûte de Hamelin : destination finale le néant…
Il a vu, il a vu Jérôme, il a vu et su bien des malheurs, de même que son follower bien digne de son génie, anonyme du coup le pauvre, mais là bien présent dans cette pénétrante vision intemporelle. Ça a donc toujours existé, les followers, Tweeter n’a rien inventé en la matière. Il n’a fait que recycler. Fabriquer ses followers. Cependant, chaque époque doit avoir les followers qu’elle mérite.
Vivement le Wyoming !