Palimpseste
Tour First, La Défense, nuit…
Photo © Epad La Défense
À tous les gardiens de la mémoire de leur propre terroir, qui vit dans le palimpseste multiple de leur cerveau…
« Qu’est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste immense et naturel ? Mon cerveau est un palimpseste et le vôtre aussi, lecteur. Des couches innombrables d’idées, d’images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait la précédente. Mais aucune en réalité n’a péri. »
Thomas de Quincey (Suspiria de Profundis) traduit et cité par Charles Baudelaire, dans Les Paradis artificiels, section Un mangeur d’opium, chapitre VIII « Visions d’Oxford », premier texte « Le palimpseste ».
Admiration serait trop peu dire : fascination pour l’œuvre architecturale très particulière qui a consisté, entre les années 2007 et 2011, à transformer l’ancienne et terne tour UAP du quartier de La Défense (sise à l’entrée du périphérique en venant de Paris), en une nouvelle et flamboyante tour rebaptisée « Tour First ». La première tour n’a pas été démolie pour laisser place à une nouvelle tour, mais pour ainsi dire désossée, épluchée, rabotée, fondations et structure conservées, pour que vienne s’ajouter ou se surajouter à partir d’elle, sur elle (ou ce qui en restait, c’est-à-dire tout de même beaucoup, mais d’une matérialité invisible de l’extérieur), un nouvel édifice qui dans son apparence finale ne ressemble que très lointainement au précédent, beaucoup plus beau, incomparablement plus séduisant et suggestif que l’ancien. Un peu comme une mère assez disgracieuse et empesée (disons même carrément laide) qui aurait donné naissance à la plus belle et la plus svelte des filles. A vrai dire, ne connaissant absolument rien (du moins au cours des premiers mois du chantier) des détails et de la nature même de cette opération que je trouve (maintenant que je sais de quoi il en retourne) d’une audace et d’une inventivité extrêmes, j’ai mis un certain temps à comprendre par moi-même en quoi elle consistait. Passant assez régulièrement dans le quartier de La Défense et sortant de la station de métro « Esplanade de La Défense », j’ai simplement constaté dans les premiers temps que la tour UAP maronnasse que je connaissais depuis toujours et que depuis toujours je trouvais hideuse, était entourée d’immenses échafaudages et de grues non moins élevées, et je me suis dit que son sort était réglé : destruction totale pour pouvoir reconstruire (c’était du moins probable) autre chose… Du reste, cette idée, ou plutôt ce constat qui me semblait être d’évidence, paraissait corroboré du fait que le temps passant, je voyais disparaître les étages du haut, lentement, les uns après les autres, comme par un effet de rabotage progressif qui logiquement, me disais-je, devait aller, conséquence de ce démembrement irrépressible du haut vers le bas, jusqu’à la disparition totale de la tour. Puis, par nouveaux paliers successifs, les semaines et les mois s’égrenant, je me rendais compte (à raison d’environ une fois par semaine, périodicité de mes passages dans le coin) que le grignotage de la tour par son sommet n’avançant plus au même rythme qu’avant (et paraissant même stagner complètement), il laissait place à autre chose que je ne comprenais pas ou dont je ne discernais pas le but : ce qui restait de la tour (toutefois encore très haute), loin de passer à la casserole comme les étages du haut, se transformait de l’extérieur en une surface neuve, brillante, miroitante, en lieu et place de l’horrible béton merdeux qui la parait jusque là. Mais loin de se contenter de ce rhabillage certes impressionnant dans le genre de contraste bien défini par l’expression « c’est le jour et la nuit », maintenant la tour reprenait de la hauteur, inversant par là même la première phase de grignotage pour non seulement rattraper ce qui en avait été soustrait, mais s’ériger bien plus haut que l’ancienne tour. Constat fait, bien entendu, sur une longue période, presque aussi longue que celle qu’il a fallu à ma pauvre intelligence pour comprendre qu’il ne s’agissait donc pas d’une destruction mais d’une restructuration complète, ou du moins d’une sorte de réinvention sur un support qui, lui, est resté le même… D’où l’expression qui, bien après que l’œuvre a été achevée (œuvre, au passage, exceptionnelle de beauté fuselée, d’élancement tout féminin, de finesse aérienne, d’élégance éthérée presque surnaturelle, qui me procure, chaque fois que je la vois, un étrange et vibrant sentiment de magnétisme intérieur – tout le contraire de la tour « hommasse » et lourdingue qui prévalait avant), m’est venue à l’esprit, et qui, par une association d’idées qui m’est très chère, me ravit littéralement : palimpseste architectural.
Remarque annexe (et connexe) : cette « histoire » (si c’en est une), ou cette image de métamorphose architecturale venue très lentement se construire dans mon esprit (lequel n’en a pas saisi immédiatement la nature de métamorphose et non de classique construction ex nihilo, ce qui me rend cette expérience involontaire plus troublante et plus rare), en raison de son inscription progressive dans une durée longue (celle de l’entreprise architecturale lorsqu’elle est d’une certaine ambition et d’une certaine ampleur), m’est particulièrement précieuse du fait de mon attachement, je devrais dire de mon aimantation, d’une façon générale et depuis toujours, pour le quartier de La Défense. Ayant toujours vécu, traîné dans ce quartier depuis le début de ma vie, l’ayant toujours hanté (seul ou avec des potes d’enfance et d’adolescence), c’est à la vérité lui qui me hante depuis toujours. Je crois même pouvoir dire que dès mon entrée dans le monde (né à Paris mais résidant d’abord à Nanterre puis à Courbevoie – communes limitrophes de la fameuse dalle supportant tout le quartier de La Défense proprement dit – jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans), j’ai perçu l’aire vaste et surélevée de La Défense comme un véritable monde à part entière, un monde proprement envoûtant pour moi, futuriste par vocation mais aussi, plus curieusement, très intime et familier dans mon imaginaire malgré ses proportions (aussi bien horizontales que verticales) vouées au gigantisme, comme s’il m’avait appartenu de la même façon qu’un simple hameau à un natif du terroir où il est sis. Je me souviens de déambulations interminables, le soir, à contempler sans pouvoir m’en détacher, comme sous l’emprise d’une sorte de drogue purement visuelle, les perspectives profondes, les proportions architecturales étagées le long de la dalle, les immenses façades cellulaires des tours éclairées de l’intérieur, les flux de personnes se déplaçant en tous sens comme des bataillons gris et anonymes d’ectoplasmes, et c’était un long et fascinant film sans histoire, sans personnages humains nettement identifiables, un film puissamment sensoriel qui défilait sur ma rétine au rythme de mon glissement nonchalant et aléatoire dans cet espace urbain. J’ai d’ailleurs toujours conservé l’impression (non pas vraiment émoussée mais plutôt occultée depuis que je n’y vis plus et que je ne fais qu’y passer en y revenant de l’extérieur, retours épisodiques où elle resurgit alors intacte) que ce monde entièrement perché et agrégé sur le support d’une gigantesque dalle comme sur un piédestal hors de proportions soutenant une foule de géants marmoréens, avait constitué dès son apparition dans mon existence (c’est-à-dire tout de suite) une influence aiguë ou une très vive stimulation dans mon désir de faire du cinéma, de « fabriquer » ou d’enregistrer des images pour l’écran. Monde cinématographique ou cinégénique par excellence, j’y circulais toujours en me faisant pure vision, contemplation stricte des formes naissantes et toujours renaissantes au gré de mes déplacements souples et étudiés comme de longs et enveloppants travellings, ou plutôt c’était lui, ce monde, qui se faisait autour de moi vaste enveloppe spatiale de formes, perspectives, hauteur et couleur des tours, distances plus ou moins longues entre elles, esplanades en paliers successifs ménageant selon la déclivité de la dalle d’insensibles transitions de point de vue, me commandant par sa force évocatrice de suivre comme sous hypnose une suite de séquences sans autre scénario que celui d’un renouvellement fluide et digressif des formes du paysage perçues par un regard errant.
Tout particulièrement, il me souvient (et l’impression en est encore vive) que la nuit, ma vision, je dirais même au-delà d’elle tout l’appareil « musical » interne où elle se répercutait, se prolongeait et s’amplifiait en une sorte d’écho sensitif abyssal, était littéralement happée, conquise comme sous l’effet d’une puissance hypnotique irrésistible, par l’image de la tour Esso (aujourd’hui détruite, disparue du cœur de La Défense où elle se trouvait, mais certainement pas de ma mémoire) entièrement allumée, brasier rectangulaire et vitrifié qu’en me déplaçant lentement, parallèlement à lui mais à une grande distance, je faisais voguer dans l’espace comme si j’avais assisté à l’appareillage d’un somptueux paquebot illuminé depuis un quai plongé dans la nuit. Cette tour d’ailleurs assez banale sur le plan architectural, d’apparence trop fonctionnelle, bien plus large que haute (ce qui la faisait ressembler davantage à une « barre d’immeuble » dans une quelconque cité reculée qu’à un pic ouvragé, original et unique comme la plupart des tours de La Défense essayaient de l’être), faisait curieusement exception dans l’ensemble d’un quartier où la verticalité spectaculaire des ouvrages voulait s’affirmer autant que leur caractère d’inventivité particulière et d’unicité. J’étais d’ailleurs frappé par la différence radicale d’impression que j’éprouvais entre la vision de cette tour de jour, où n’apparaissait que la banalité presque incongrue de cet hexaèdre irrégulier posé là de tout son long comme une énorme brique oubliée au milieu des fiers joyaux verticaux qui l’entouraient (ce qui de facto ne pouvait en faire une « Belle de jour »), et sa vision nocturne où elle semblait révéler d’elle-même quelque chose de complètement insoupçonnable, une beauté rayonnante et mystérieuse comme celle d’une femme qui, terne et « invisible » le jour, se métamorphoserait la nuit venue en une créature irradiante, irrésistible et fatale.
Or l’histoire récente de la Tour First, palimpseste à trois dimensions de l’ancienne Tour UAP, m’a délicieusement replongé, par sa force suggestive née « sous mes yeux » des racines mêmes du monde à la fois éthéré et (du moins pour moi) familier de La Défense, dans l’impression ancienne mais similaire par sa nature hypnotique, de la Tour Esso de nuit, au temps de ma jeunesse… Sorte d’impression une et dédoublée fort troublante à vrai dire, car précisément, séparées en raison des objets et des temps différents d’où elles sont issues, ces impressions « reviennent au même » (ou ne font qu’une) à beaucoup d’années d’écart, alors même que la Tour First, puissant chef-d’œuvre d’architecture finement élancé vers le ciel, n’est en rien comparable à la courtaude et prosaïque ancienne Tour Esso qu’elle éclipse de sa magnificence comme une reine ceinte d’un diadème la dernière de ses anonymes suivantes. Mais c’est l’espèce de magnétisme irradiant dégagé par la Tour Esso flamboyant la nuit qui par son pouvoir fascinateur vient la rapprocher pour moi (jusqu’à la curieuse assimilation de l’une à l’autre), par le souvenir, du spectacle actuel de la nouvelle tour au rayonnement (nocturne en particulier) tout aussi puissant et mystérieux.
Et cette splendide Tour First, ou plutôt l’image d’une construction repensée et régénérée qu’elle forme, résultat d’une métamorphose grandiose à l’échelle monumentale, n’est-elle pas elle-même, en fin de compte, comme un palimpseste mental déposé en moi (« Qu’est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste immense et naturel ? », écrivait Thomas de Quincey, que mon bon Charles cite avec raison dans la section « Un mangeur d’opium » des Paradis artificiels, continuant ainsi à citer le texte de son frère opiomane : « Mon cerveau est un palimpseste et le vôtre aussi, lecteur »), par-dessus l’effacement réel (lequel m’a longtemps laissé inconsolable) de la Tour Esso du paysage de La Défense, un peu comme la réhabilitation ou mieux, la réincarnation tardive mais bienfaisante d’une chose aimée que, détruite dans la réalité, je ne pouvais plus contempler ?
Anne 25 septembre 2018 (17 h 55 min)
Désolée, mais la citation en tête de votre article n’est pas de Beaudelaire mais de Thomas de Quincey (Suspiria de profundis, édition de la Pléiade, page 342.)
Cordialement
thierrybellaiche 26 septembre 2018 (14 h 20 min)
Chère Madame, permettez-moi tout d’abord de vous remercier pour votre lecture de ce texte. Concernant votre remarque, vous avez raison (et je vais y remédier), mais mon erreur a consisté en ceci : j’ai bien prélevé cette phrase dans Les paradis artificiels de Charles Baudelaire (vous trouverez la citation dans « Œuvres complètes I », Bibliothèque de la Pléiade, édition 1975 de Claude Pichois, voir la section « Un mangeur d’opium » – chapitre « Visions d’Oxford » – dans « Les paradis artificiels », p. 505), mais je ne me suis pas rendu compte que Baudelaire citait Thomas de Quincey, à qui la longue section « Un mangeur d’opium » est en effet consacrée. J’ai donc un peu rapidement – et faussement – attribué ce passage à Baudelaire qui ne faisait à ce moment de son texte que placer un passage du Suspiria de Profundis de Thomas de Quincey. Je vous félicite en tout état de cause pour la rigueur de votre observation, tout en me permettant de regretter (en toute amitié) que votre commentaire ne comporte aucune remarque ni impression sur mon propre texte, que visiblement vous avez pris la peine de lire (ce dont je me félicite). Bien à vous… Thierry Bellaiche.