Tullio

Photo Noir et Blanc © Reporters Associati s.r.l., Rome ; photos couleur © Thierry Bellaiche

 

 

Quoi de plus réjouissant que de voir, par une belle journée de printemps, tandis que vous venez d’arriver chez lui, un svelte et beau jeune homme vous accueillir en dévalant d’un pas fringant l’escalier de sa propre demeure, charmante maisonnette à deux étages où il vous a convié pour un entretien prévu de longue date, vous proposant préalablement un petit verre de blanc à l’heure méridienne, puis s’échappant d’un seul coup, tel un farfadet, après vous avoir renouvelé ses mots de bienvenue avec un sourire chaleureux et des yeux bleu azur pétillant d’intelligence, pour aller, en quelques bonds aériens, chopper des verres qu’il va dénicher dans un placard, n’omettant pas au passage, d’une voix forte et chantante, d’inviter sa femme, occupée dans une autre pièce, à rejoindre la petite réunion en préparation, puis, les verres une fois posés sur la table du salon, redescendant une volée de marches en direction du cellier pour en revenir, l’air triomphant, avec une bouteille de son meilleur Monte del Fra Ca’ del Magro, qu’il dépose avec fracas près des verres, reprenant ensuite la direction du placard d’où il sort, le brandissant comme un trophée, un modeste tire-bouchon à mèche en queue de cochon, vous invitant enfin, tout en faisant un sort au bouchon de liège qu’il extirpe sur une note claire et piquante, à vous asseoir à sa table, en vous demandant, presque l’air de s’excuser, si vous n’avez pas eu trop de mal à trouver la maison et si vous avez fait bonne route pour vous y rendre…

 

Ce jeune homme, tel que j’ai tenté de le dépeindre, lorsque j’ai eu la chance de le rencontrer pour la première et hélas dernière fois de ma vie, chez lui, dans les environs de Rome, avait 98 ans et s’appelait Tullio Pinelli. Tullio Pinelli ! L’un des scénaristes les plus fidèles, les plus prolifiques, les plus intimes de Federico Fellini, véritable alter ego du maestro d’Émilie-Romagne, coauteur de quelques-uns de ses plus grands chefs-d’œuvre, remarquable d’ailleurs en ceci, entre autre choses remarquables dans la vie et dans l’œuvre de ce discret homme de génie, qu’il fut présent aux côtés de Fellini depuis son premier film, Les Feux du music-hall, en 1950, jusqu’à son dernier, La voce della luna, en 1990. Quarante ans de proximité fraternelle, de profonde estime mutuelle, de travail en commun à la fois joyeux, détendu, et d’une exigence absolue, une vie entière, pour ainsi dire, d’une complicité totale, commencée en 1946 à la devanture d’un kiosque à journaux, alors que, ne se connaissant pas, ils s’aperçurent qu’ils lisaient les pages opposées d’un même journal, exposé sur un présentoir… Quelle plus belle reviviscence des tendres Castor et Pollux se pourrait-il concevoir que cette rencontre gémellaire autour d’un même support de l’écrit, dont le caractère fortuit en apparence semble plutôt prendre, au regard de leur longue vie d’écriture en commun, la physionomie homogène d’une lumineuse nécessité ? Tullio dira, bien des années plus tard : « Ce fut un coup de foudre artistique. D’emblée, nous parlions le même langage »

 

Je me rendais donc, ce jour-là, chez Monsieur Tullio Pinelli, rendez-vous ayant été pris des semaines auparavant et, chemin faisant avec ma petite équipe, dans une bagnole de location plus ou moins opérationnelle, que nous arrêtions assez régulièrement pour redemander notre chemin – quelques fois aux mêmes personnes ! – dans un dédale de venelles et de voies sans noms, je n’arrivais pas à croire au privilège, à la chance inouïe qui me conduisait chez lui. Je tournais un film documentaire sur l’histoire des coulisses, il vaudrait mieux dire des arcanes, tant le processus de création en fut complexe, ésotérique et alchimique, de La Dolce Vita, le film de Fellini sorti en 1960, dont Tullio Pinelli avait été l’un des scénaristes, avec Ennio Flaiano, Brunello Rondi et Pier Paolo Pasolini. À Paris et à Rome, j’avais déjà rencontré et filmé quelques témoins privilégiés et tous passionnants du tournage de La Dolce Vita, tels que Dominique Delouche, Gianfranco Mingozzi, Ferruccio Castronuovo, ainsi que Magali Noël, actrice française très prisée de Fellini, l’inoubliable petite danseuse de cabaret de La Dolce Vita, Fanny, qui au gré d’une nuit de bamboche fait tourner la tête du pauvre père de Marcello, se croyant auprès d’elle redevenu le jeune homme que le petit matin amer et douloureux lui apprend qu’il n’est plus…

 

Mais ce jour-là, j’allais rencontrer – et il fallait que je me pince pour croire que j’étais dans la « vraie vie » – l’un des architectes du monde fellinien, qui avait contribué au tout premier chef à la naissance de films prodigieux, dont je portais en moi l’émotion la plus vive, Le Cheik blanc, I Vitelloni, La Strada, Il Bidone, Les nuits de Cabiria… et Otto e mezzo, ce prince des films, ce film définitif, inégalé, absolu, sorte d’équivalent pour le cinéma de ce que fut l’émergence miraculeuse, dans la littérature, de À la recherche du temps perdu… Non, je n’arrivais pas à croire que je me rendais chez l’auteur de films que non seulement j’admirais profondément, que non seulement j’avais vus et revus avec un bonheur toujours plus grand dès ma première jeunesse, mais – et c’est ce qui faisait, j’en étais persuadé, le fond véritable de mon incrédulité et de mon émotion – en compagnie desquels et grâce auxquels mon imaginaire même, mon affectivité, mes affinités électives avec le monde et avec les œuvres de l’esprit, avaient pu se développer, au même titre (et même sans doute à un titre plus élevé et plus précieux encore) que si ces films avaient été, de chair et d’âme, des éclaireurs providentiels, des bons pasteurs ou de subtils anges gardiens. Ces films, tous les films de Federico Fellini, dont Tullio Pinelli avait été l’indéfectible compagnon de jeu, je les avais intériorisés naturellement, à une grande profondeur, je les avais fait miens en quelque sorte, de la même façon que j’avais eu le bonheur de le faire avec certains livres devenus des compagnons de vie, des frères spirituels, et à ce titre d’ailleurs, non plus vraiment des « livres », mais plutôt des êtres vivants, à l’intérieur de soi, passés de l’encre à l’âme, ces voix familières d’une intense présence, délivrées par l’appropriation que nous faisons instinctivement des œuvres qui semblent avoir été écrites pour nous…

 

En arrivant enfin chez cet homme que mon imagination, sans doute altérée ou troublée par une sorte de timidité enfantine, s’était complu à me présenter comme un personnage inaccessible, un demi-dieu mythologique et marmoréen, ou un oracle barbu et bougon retiré dans je ne savais quel antre troglodyte, j’ai découvert un jeune homme né en 1908, frêle, vif, sautillant, accueillant, prévenant, parlant un français parfait, évoquant – le vin blanc dûment servi – avec autant de précision que d’émotion ses souvenirs de Federico Fellini, analysant avec une subtilité exquise et sans aucune forfanterie les novations profondes qui fondèrent l’écriture de La Dolce Vita, passant des graves émotions de la mémoire à la légèreté des choses présentes avec la souplesse et l’insouciance d’un cœur juvénile pour qui le temps qui passe et emporte tout n’est encore qu’une fadaise… Un jeune homme éternel.

 

Au terme de notre entretien, avant de le quitter, je lui ai montré une photographie que j’avais en ma possession, et qu’à ma grande surprise, il ne connaissait pas, ou dont il n’avait pas de souvenir. On le voit à côté de Federico Fellini, ils peuvent avoir une quarantaine d’années, sont vêtus de costumes impeccables et marchent en souriant sur un terrain herbeux. Federico porte sur son ami un regard plein de tendresse, tandis que Tullio semble un peu pensif. « Il était jeune ! », me dit-il, remué par la découverte de cette image qui tout d’un coup semblait émerger de sa propre mémoire. Puis après un long silence consacré à scruter la photo, souriant mais les yeux humides : « … et moi aussi ».

 

Quand, retournant la photo et s’emparant d’un stylo, il m’a dédicacé cette image, m’accordant ces mots simples et directs, « À Thierry avec estime et amitié », je me suis dit que je n’aurai jamais besoin d’aucune décoration…

 

Federico Fellini et Tullio Pinelli, 1959

Federico Fellini et Tullio Pinelli, 1959

 

Films de Federico Fellini dont Tullio Pinelli fut le scénariste :

 

Les Feux du music-hall (Luci del varietà), 1950

Le Cheik blanc (Lo Sceicco bianco), 1952

Les Vitelloni (I Vitelloni), 1953

La Strada, 1954

Il Bidone, 1955

Les Nuits de Cabiria (Le Notti di Cabiria), 1957

La Dolce Vita, 1960

Boccace 70 (Boccaccio 70), film à sketches. Sketch : Les tentations du docteur Antoine (Le tentazioni del dottor Antonio), 1962

(Otto e mezzo), 1963

Juliette des esprits (Giulietta degli spiriti), 1965

Ginger et Fred, 1986

La voce della luna, 1990

 

Voir aussi dans ce site la page du film consacrée à mon documentaire : La Dolce Vita de Federico Fellini 

 


 

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