Un voyage (II)

Photos © Thierry Bellaiche

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« Il n’y a pas, en cette vie, de naturel vraiment naturel. Seulement de l’adaptation. De l’usage, un usage un peu prolongé, des usages… »

Henri Michaux, Face à ce qui se dérobe, « Bras cassé »

 

 

Foutre de merde, cette question m’emmerdait. « L’homme est-il bien de ce monde ? », tu m’en diras tant… Qu’est-ce que c’était censé vouloir dire ? Quelle réponse étais-je censé apporter à une question aussi conne, que je ne comprenais même pas, à supposer qu’il y eût quelque chose à comprendre… Pourtant, cette question, je la ressassais, ou plutôt elle se ressassait elle-même, tournant dans ma tête comme un hamster sur sa roue (pensant sans doute qu’il « va quelque part », et qu’il y a « quelque chose » au bout de son effort héroïque, au bout de son interminable randonnée), comme si je n’avais plus vraiment de prise sur le défilement de mes pensées, du reste pouvais-je encore y reconnaître des « pensées », seule cette question à la noix dominait dans mon cerveau saturé d’une substance qui changeait tout, plaçait sous sa coupe ou plus exactement sous le boisseau mon « moi » habituel, m’euphorisait à un degré inimaginable en temps « normal », installant certes en moi un état totalement nouveau, sorte de paradis artificiel d’une irrésistible force de conviction, mais me dépossédant par là même de mes repères habituels, peut-être pas fameux mais enfin, sûrs et connus… Une substance du reste qui n’aurait pas dû s’y trouver, certainement pas en tout cas dans ce dosage et pour un prolongement de temps que j’avais moi-même décidé, contre le clair avertissement du vieux rhumatologue… Mais j’essayais de comprendre pourtant, j’essayais de saisir, un tant soit peu, à défaut de la question elle-même, l’ « intention » de cette question (peut-être voulais-je me raccrocher à l’hypothèse raisonnable qu’il y en avait une), ce à quoi elle voulait hypothétiquement m’amener sous son apparence ésotérique, insensée, ridicule, comme une provocation non pas même à l’intelligence mais au simple bon sens… « L’homme est-il bien de ce monde ? », ben mon con, d’où veux-tu qu’il soit ? Et la couleur du cheval blanc d’Henri IV, ça te parle ? Rien n’y faisait pourtant, la question se fragmentait dans mon esprit en une infinité d’échos, comme si je m’étais retrouvé seul au-dessus d’un précipice, entouré de parois rocheuses ne faisant, ne pouvant que me renvoyer, semblable à lui-même, un cri toujours recommencé… Cependant, au bout d’un certain temps de cette phase d’épuisante duplication de la même incompréhensible question (phase qui assez curieusement, n’enlevait rien à mon sentiment d’euphorie générale, de « bonheur chimique » qui semblait pouvoir se placer au-dessus de toute exaspération, au-dessus de toute contrariété, au-dessus de tout à vrai dire, tant la cortisone avait creusé en moi une voie royale vers une sorte d’irréfragable sentiment de puissance et de « maîtrise » de ma faculté d’entendement), une sorte de luminescence a commencé à poindre dans les profondeurs de cette opaque et répétitive question… Et si cette question –entrevoyais-je très vaguement – voulait vraiment me dire, ou me faire dire quelque chose de sensé ? Et si cette question soi-disant débile ne trouvait en moi qu’un débile qui tout bonnement ne savait pas – encore – y répondre ? Et si cette question recouvrait un monde encore inconnu à mon intelligence galvanisée par une miraculeuse pharmacopée, mais dans le fond tristement limitée dans ses habitudes, si ce n’était dans sa nature même ? Je voyais le hamster descendre de sa roue, sortir de sa cage et, divine surprise, aller quelque part

 

En face, les gens (ou ce que je supposais être « des gens ») faisaient toujours la queue, s’infiltrant lentement, comme délivrés par un compte-goutte, dans un lieu fermé où ils disparaissaient, remplacés à l’autre bout par d’autres formes semblables, l’ensemble de ce « spectacle » donnant l’impression paradoxale d’une masse statique en mouvement, d’un mouvement si infime, si lent, si pesant, qu’on aurait pu croire à la tombée d’un sort pétrificateur sur une vie à laquelle ne resterait que ses derniers et mous soubresauts, avant l’arrêt total de ses fonctions…

 

Moi, je mitraillais le tout, sous les ordres de mon cerveau survolté, comme si la question impitoyablement rabâchée en lui me poussait à faire de même avec le déclencheur de mon appareil que je maltraitais comme un maître son esclave. Je ne me posais pas de questions, hors celle qui se posait d’elle-même et qui, d’obscure qu’elle avait été pendant un long moment, commençait à m’envoyer quelques faibles rayons… à frayer son propre chemin. Tout comme ces corps qui formaient des signes dans la nuit, qui formaient comme des êtres nouveaux issus d’un monde inconnu, et que j’aimais à voir comme le début, comme l’espoir peut-être, d’une réponse

 


 

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