Un voyage (III)

Photos © Thierry Bellaiche

(cliquez sur les flèches latérales pour le défilement des photos)

 

 

« Dans l’état de singularité qui m’arrivait lorsque s’animait ce qui jusque-là était inanimé, une certaine transformation (A) générale avait lieu, malaisée à embrasser.

Note A : Après avoir absorbé, ainsi que dans les deux expériences suivantes, une substance déroutante, agissant singulièrement sur l’esprit, la vue, l’ouïe. »

Henri Michaux, Face à ce qui se dérobe, « Relations avec les apparitions »

 

 

 

Cette nuit n’en finissait pas… La file d’attente, sorte de gros serpent à l’agonie, aux anneaux sombres et visqueux entrelardés de failles lumineuses, se traînait sur le trottoir en attendant son absorption totale par le goulot d’un hypothétique « lieu fermé », tête lentement grignotée mais corps toujours régénéré par la queue grâce à l’adjonction de nouveaux anneaux, jusqu’au moment où (mais ce moment viendrait-il ?), cessant de se régénérer, et achevant de s’engouffrer par la tête dans cet « ailleurs », autre dimension de l’espace, invisible du point où je me trouvais, elle disparaîtrait pour tout de bon, effaçant par là même ces formes noires, annulaires et vibratiles qui, sans que je puisse en rien me l’expliquer, étaient peu à peu entrées en résonnance avec la térébrante question qui – tandis que je captais cette file en rafale – me harcelait sans pourtant diminuer mon euphorie somatique autant que cérébrale : « L’homme est-il bien de ce monde ? »

 

« Cette nuit n’en finissait pas »… ça, c’était une belle connerie, aucun doute. À un moment, en regardant l’heure, j’ai compris (entrevu serait plus juste) que je n’étais là que depuis quelques minutes, alors que j’aurais juré être planté devant cette file d’attente depuis des heures, comme si cette file d’attente elle-même, avec ces simili-humains qui avançaient en un inconcevable ralenti, les premiers disparaissant je ne savais où et les derniers s’y ajoutant imperceptiblement, donnait la mesure d’une durée incalculable, immémoriale, perdue dans la nuit des temps… Il a fallu que je me souvienne in extremis qu’une heure auparavant, je me trouvais à un rendez-vous dans un building de Columbus Circle, qu’après ça j’avais eu le temps de repasser à mon hôtel de la 66ème rue ouest à l’angle de Broadway, pour enfin me retrouver ici, le soir, le corps et l’esprit en feu d’artifice pharmaceutique, fasciné par ce que je voyais…

 

Voyais-je bien ce que je voyais ? Pas normal – marmonnai-je in petto – ces gens qui n’en sont pas vraiment, ces êtres anguleux, vibrants, noirs, liquides, vaporeux, inconsistants, anneaux de serpent ou je ne savais quelles autres foutaises… En consultant mes photos de temps en temps, à mesure que je les emmagasinais, sur l’écran de mon appareil numérique, je me rendais compte que je photographiais très exactement ce que je voyais. Mes photos ne « déformaient » pas la réalité, du moins celle que je percevais à ce moment-là, conscient d’ailleurs (mais d’une conscience lointaine et comme « seconde » ou périphérique, pour ne pas dire devenue un peu désabusée, goguenarde et sarcastique) que cette perception n’était pas celle de ma « norme » ou de mes habitudes sensorielles. Je voyais des êtres sans nul doute – vaguement – inspirés de formes humaines connues, stables, parfaitement reconnaissables (c’est du moins le modèle théorique que me proposait cette conscience « conservatrice », seconde et ironique), mais entièrement renouvelés, après avoir – sciemment ? – altéré en profondeur ces formes humaines d’origine, ou peut-être, des êtres humains avaient-ils subi – à leur « corps défendant » ? – une mystérieuse altération morphologique. Et ce n’était pas l’appareil photo – son système optique, mon choix d’exposition pour la nuit, la distance où je me trouvais, etc. – qui « inventait » ces formes ou qui les restituait par une sorte de « hasard technique ». C’était bien mes yeux qui, en tout premier lieu, les enregistraient telles quelles. L’appareil ne faisant que suivre fidèlement… Phénomène pour le moins étrange, qui m’aurait certainement inquiété si j’avais été dans mon état normal, mais qui à ce moment-là m’apparaissait, justement, tout à fait normal…

 

Puis, d’un seul coup, le flash… Le premier. Je ne voyais pas ces supposés « gens » comme ils apparaissaient sur mes clichés. Enfin, oui et non. Je voyais bien des humains (je savais qu’il s’agissait d’êtres humains, selon ma conscience « normale » devenue lointaine et comme subalterne) déformés sous l’effet d’une « substance déroutante » qui avait peu à peu creusé en moi, justement, une autre route, une faille profonde. Mais d’un autre côté, je savais qu’il s’agissait d’êtres humains « normaux » comme j’en avais toujours vus depuis ma naissance. Je n’avais pas de doute, dans le fond, quant à leur réalité. Je savais que je flottais dans un état encore très peu connu de mes propres perceptions. Mais je voulais les voir ainsi déformés, autres. Je voulais qu’ils soient ces êtres d’ombre et d’inconsistance. Je voulais qu’ils n’appartiennent pas charnellement à ce monde, qu’ils n’en soient que d’éphémères invités ectoplasmiques destinés à disparaître dans le silence. Je voulais que l’homme ne soit pas. Mon cerveau désenclavé par la divine cortisone, se révélait un tant soit peu…

 

L’absurde question « L’homme est-il bien de ce monde ? » ne faisait en réalité, sous une forme absconse, grotesque et peut-être un peu bébête, que qualifier un sentiment de profonde misanthropie que je trimballais avec moi depuis longtemps, depuis toujours peut-être : l’homme ne devrait pas être de ce monde, l’homme n’est venu dans ce monde que pour détruire ce monde, l’homme n’appartient à ce monde que pour vouloir s’en séparer, construire une barrière infranchissable entre ce monde et lui, entre lui et ce monde, entre lui et lui, l’homme n’est devenu homme que pour souiller le miracle de la vie sur terre, l’homme ne s’est mis debout que pour se coucher dans le lit de la Bêtise et se rouler voluptueusement dans toutes les fanges, et, l’homme absent de ce monde, celui-ci eût été vraiment merveilleux… Que des prédateurs normaux et raisonnables ! L’homme ne devrait être que cet égrènement d’ectoplasmes que j’avais sous les yeux – pour un temps indéterminé… Pas de bol – finis-je par me dire, flageolant sur mes jambes, la tête en plein tournis – l’homme est de chair et de sang. Mauvaise pioche. Il me resterait toujours mes photos pour rêver d’un homme fantôme, bizarre mais parfaitement inoffensif…

 

C’était pas tout ça, il fallait quand même que je songe à me rentrer à mon hôtel. Je n’allais pas bien. Cependant, le gros serpent dans la grosse Pomme continuait de me parler, à sa façon. Columbus Circle était loin, ses obligations professionnelles à une éternité, et la nuit commençait à peine…

 


 

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