Âme animale

Photo © Thierry Bellaiche

 

Combattre son impulsion est difficile car ce qu’elle veut est acheté à prix d’âme.

Héraclite (VIᵉ-Vᵉ s. av. J.-C.), cité par Plutarque (v. 46-125), Vie de Coriolan.

 

 

Tranquillement, presque amoureusement, l’homme regarde – c’est trop peu dire –, l’homme contemple son âme. Que celle-ci soit « bonne » ou « mauvaise » lui chaut assez peu – toutefois, cela lui chaut assez peu surtout quand elle est « mauvaise » car il la trouvera encore belle –, il aime à la contempler, à s’en griser par cette contemplation de tous les instants, à s’en nourrir avec bien plus de délices que ne sauraient lui en offrir les mets les plus raffinés, les spectacles naturels les plus exaltants, les musiques les plus enivrantes, les corps les plus capiteux… L’homme contemple son âme – ou ce qui en tient lieu, ses avatars appauvris : son « moi », son « ça », son « quant-à-soi », son « cœur », son « esprit », ses névroses, ses idéaux, ses frustrations, sa solitude endeuillée, sa bite et son couteau, etc. – donc, avec une passion démesurée, comme s’il ne pouvait respirer que dans le bain A de cet élément vital, primordial, dont la suppression le plongerait dans un autre bain, que nous appellerons – pour le plaisir – le bain B, celui d’une déprime plus profonde encore que celle où l’enfonçait déjà, sans même qu’il ne s’en doute, la contemplation effrénée de son âme ou de ses dérivés plus ou moins recommandables.

 

Bien des légendes, bien des mythes, bien des œuvres d’imagination et de poésie, se sont attachés à « dépeindre » l’âme de l’homme. Comment dépeint-on ce qui, par nature, est invisible ? Invisible, certes, c’est peut-être un peu vite dit… L’âme humaine – expression pompeuse s’il en est – ne se voit-elle pas assez facilement partout où l’homme traîne sa carcasse, de façon fort directe, et même avec une certaine trivialité, oui, partout où l’homme montre sa bobine, laquelle dit toujours assez naïvement ce qu’elle prétend très sérieusement dissimuler ? Ce bon Narcisse par exemple, qu’aime-t-il tant à contempler quand, se penchant un beau jour sur la surface d’une eau claire, il découvre son image ? Sa belle gueule ? Un peu facile… Ovide – entre autres auteurs aussi bien grecs que latins – rapporte que le jeune homme était doté d’une beauté hors du commun, il était donc assez logique, du moins assez naturel, qu’il perçoive lui-même cette beauté aussi bien que les regards extérieurs qui se portaient sur elle. Mais ce qu’il voit surtout le petit saligaud, ce qu’il voit et ce qu’il aime, ce qu’il aime au point de le contempler – faute de pouvoir le « posséder » – jusqu’à se laisser mourir, ce n’est pas même une image, l’image d’un beau visage, mais quelque chose comme une idée incarnée dans une image, une certaine idée de lui-même à travers son image. Du reste, voit-il vraiment quelque chose ? Ne voit-il pas pour mieux s’aveugler ? Ne voit-il pas pour mieux s’enfermer ? Ne (se) voit-il pas pour ne pas voir le monde alentour et accessoirement, l’humanité qui le peuple ? Ou ne serait-ce pas plutôt qu’il entend quelque chose, aux deux sens de l’audition et de l’entendement ? Il entend – ou croit comprendre – quelque chose à l’intérieur de lui-même (qu’on l’appelle « âme » ou de toute autre façon qui pourrait renvoyer à une notion abstraite ou « non physique » de l’homme, finalement peu importe), il entend quelque chose non pas derrière l’image à la surface de l’eau, mais comme une voix toute intérieure qui lui chuchoterait : « T’es le plus beau mon gars, y’a jamais eu et y’aura jamais plus beau, personne ne mérite de t’approcher, de te toucher, même de te regarder, laisse tomber tous ces losers qui t’entourent, le monde entier si tu veux mon avis, laisse tomber toute cette merdasse, t’es un intouchable, t’es pas de ce monde, où la laideur règne en despote comme une araignée sur sa toile, extirpe-toi de l’odieuse humanité commune, vis pour toi-même, aime-toi, toi et toi seul, et les moutons et les nains et les bossus et les petites bites et les zombies seront bien gardés »… Pas très beau à « voir », à mon humble avis, même si Narcisse, se découvrant, s’entendant dans le reflet, s’est aimé à mort

 

Selon le Talmud, tout être humain possède une « âme animale » (appelée Yetser Ara en hébreu), expression intéressante par le caractère de quasi oxymore qu’elle semble présenter. Car l’âme, du moins dans l’héritage de notre civilisation judéo-chrétienne, est par définition abstraite, éthérée, désincarnée, spiritualisée, ou tout ce qu’on voudra de ce genre, donc à l’opposé de l’animal considéré non seulement comme être de chair mais – soi-disant – comme un être inférieur à l’animal humain… La bonne blague ! Cette âme animale, donc, ou Yetser Ara, a parfois été traduite par « le mauvais penchant de l’homme », ou ce qu’on appellera plus tard (voyez le progrès !) le principe de plaisir – dans sa version open bar permanente –, ou l’hédonisme, ou la satisfaction indiscriminée des appétits quels qu’ils soient, etc. L’homme, cela va de soi, toujours selon notre vieille civilisation, est censé lutter contre ses mauvais penchants, ne pas trop suivre la pente dangereuse de son bon plaisir (on ne sait jamais trop où ça mène…), et ne pas trop se regarder le nombril, quitte à en dépérir comme ce crétin de Narcisse. Abattre son « âme animale », ou plutôt la dompter pour accéder à son âme tout court, laquelle ne se révèle, justement, qu’une fois abattu ou dompté l’animal en nous… Voilà le programme. Nous portons un animal sauvage « invisible », l’âme animale, un animal dangereux, tout en instinct irréfléchi, tout en aveugle impulsion, toujours prêt, hors de notre surveillance, à perpétrer les pires méfaits, y compris contre nous-mêmes, il nous faut donc en devenir le dompteur émérite, le maître inflexible, sévère, raide comme la justice, histoire de vivre en bon petit soldat assagi, obéissant recta à la norme sociale ou religieuse, à une morale bien comprise et bien grise, à l’injonction comminatoire d’une existence longue comme un jour sans plaisir… Y’a encore beaucoup de boulot, ô mes bons amis…

 

Ce jour-là, fin fond du Rajasthan, j’ai vu, j’ai vraiment vu (je ne puis vraiment pas me l’expliquer), ce type, un Sud-Africain, qui avait un élevage de léopards, j’ai vu ce type qui, regardant avec une tendresse infinie l’un de ses bébés léopards, petite peluche vivante, inoffensive, élevée au biberon humain, j’ai vu cet homme, donc, ou sans doute me suis-je vu en lui comme Narcisse son propre visage à la surface de l’eau, j’ai vu ce grand gaillard qui, dévorant le petit léopard des yeux, se contemplait lui-même sans penser à rien d’autre qu’à lui-même, pas plus d’ailleurs qu’au passé ou à l’avenir, ou aux guerres qui font tourner le monde ou aux crevasses dans la couche d’ozone, ou à sa femme ou à ses gosses, ou à la messe de dimanche prochain ou aux ouvrières exploitées et faméliques des « villages de femmes » tout proches. Mais ma dernière vision, que je n’ai pas pu photographier, fut celle du léopard devenu grand, qui se délectait du corps de son « maître »…

 


 

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