L’horizon

Photo © Thierry Bellaiche

 

« J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages ! »

Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, « L’Étranger » (dernière « réplique » du poème).

 

Dans son « Supplément au voyage de Bougainville », Diderot fait dialoguer deux personnages qu’il ne prend pas la peine de nommer, précisant dans le sous-titre : « Dialogue entre A et B sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas ». Nommer des personnages pour « raconter une histoire » (quelque soit d’ailleurs le genre narratif choisi), c’est évidemment leur conférer une certaine identité, une certaine « couleur », c’est un indice (parfois faible, d’autres fois très significatif) de leur « être », ou de leur origine, ou de leur devenir, ou d’un quelconque « problème » qu’ils ont, ou d’un symbole qu’ils sont censés incarner, ou d’une caractéristique dominante de leur physionomie physique ou morale, etc., ou alors ce n’est pas un indice – même faible – de quoi que ce soit, simplement un moyen pratique de les faire intervenir dans l’histoire, et parce qu’il fallait bien qu’ils portent un nom, comme à peu près tout le monde sur cette terre… Si Diderot, lui, a choisi A et B pour s’échanger quelques propos, ce n’est certainement pas, me semble-t-il, par paresse ou par indécision quant à l’attribution de noms pour ses personnages, mais peut-être pour placer cet échange au-devant des personnages eux-mêmes, ou si l’on préfère, à l’avant-plan, comme pour les effacer en tant que personnes (ou en tant qu’ « égos »), au profit de ce qu’ils ont à (nous) dire. Je reprends ici ce procédé, en toute humilité, préférant d’ailleurs en nommer l’origine, celle de l’ami familier et néanmoins considérable Denis Diderot, plutôt que de faire comme si je l’avais ignorée…

 

*

 

A : Fait bien sombre ici… tu trouves pas mon bon vieux ?

B : T’as de la merde dans les yeux ou quoi ?

A : Tu sais, je me souviens d’un truc…

B : Ben te souviens pas trop, c’est pas bon pour ce que t’as.

A : Ah oui ? Et qu’est-ce que j’ai s’il vous plaît, docteur ?

B : Bon, on se pose ici oui ou merde ? Faut bien passer la nuit…

A : Quoi, sous ce toit à faire peur ? On dirait un tiroir géant dans une morgue, pour des géants morts… Et le vacarme des trains au-dessus ? Sans compter qu’on va se les geler… Et il fait si sombre déjà… Tu sais, je me souviens d’un truc…

B : On se les gèle partout, alors ici ou ailleurs…

A : T’entends ce que je te dis ou tu fais semblant ?

B : Ouais, j’entends… tu te souviens d’un truc.

A : Bon après tout, t’as peut-être pas tort, ici ou ailleurs… Alors tu m’as pas dit, j’ai quoi au juste, qui tourne pas rond ?

B : … T’as que tu vis trop dans le passé… T’es un passéologue.

A : Y’en a qui s’inventent des trucs pour souffrir, c’est les malades imaginaires, toi t’inventes des spécialités imaginaires. C’est pas mieux, si tu veux mon avis…

B : Fais pas le malin, va ! Moi je te dis que tu patauges dans le passé. Tu vis dans le passé comme dans le bac à légumes d’un frigo.

A : Ah elle est bien bonne celle-là ! Qu’est-ce qu’il vient faire là, ton bac à légumes ? Et depuis quand t’as pas vu un frigo ?

B : Moi quand j’avais un frigo avec une maison autour, et une belle petite zouz et des petits crapauds qui courraient partout, en revenant du marché, je mettais toujours des légumes dans le bac à légumes. Pis je les oubliais. Pis ils pourrissaient. Pis un jour, j’ouvrais le bac, et je voyais un tas de trucs immondes, fripés, décatis, un fourbi à gerber, on aurait dit des petites têtes Jivaros entassées dans le bac à légumes. C’était feu des légumes…

A : C’est comme ça que tu me vois ?

B : J’ai pas dit ça.

A : Et ta zouz, comme tu dis, elle s’en rendait pas compte ? Elle laissait la bouillabaisse pourrir dans le frigo ?

B : C’est ça… Elle préférait s’occuper d’elle-même, la cuisine c’était pas son truc.

A : Et toi ?

B : Quoi moi ?

A : Ben elle s’occupait de toi au moins ?

B : … Bof, pas beaucoup plus que des légumes. Elle était trop belle de toute façon. C’est des emmerdes plus qu’autre chose, les trop belles… Ça se prend pour Dieu, ou quelque chose dans le genre…

A : Si je te suis bien, elle se prenait pas pour de la merde.

B : J’aurais peut-être pas dit ça mais en gros, ça revenait à ça. Elle se laissait pas pourrir sur pied comme mes pauvres légumes dans le bac à légumes. Toujours nickel, toujours pimpante, toujours fraîche. C’en était même suspect…

A : Ouais… ça sent pas bon ton histoire…

B : Elle y passait beaucoup de temps… Et pis elle souriait beaucoup… Un peu à tout le monde…

A : Moi je me suis toujours méfié des gens qui souriaient trop… Ça mijote toujours quelque chose de tordu.

B : Moi je me suis toujours demandé ce qu’elle m’avait trouvé au départ, pour se coller avec moi…

A : T’es pas vilain… et t’es bien gentil, un peu naïf… Le client parfait !

B : Faut croire, ouais… Mais j’ai jamais été bien riche.

A : Naïf encore ! Comme disait feu ma grand-mère, « il vaut mieux un pauvre généreux qu’un riche radin ! ».

B : C’est vrai que je lui donnais sans compter, enfin, ce que j’avais. Je pensais que ça lui suffisait…

A : Naïf derechef ! Ça leur suffit jamais.

B : Elle a fini par se tirer avec un mec un peu comme elle, un très beau, plus jeune que moi, belle bagnole, grande gueule, toujours tiré à quatre épingles…

A : La chienne !

B : Ça n’a pas fait long feu, j’ai su…

A : Et alors ?

B : Alors elle a tout eu quand même… La baraque, les marmots… Tout ce que j’avais. C’était la loi.

A : Loi de mes roubignoles ouais !

B : Bah, c’est de ma faute…

A : Comment ça ta faute ?

B : J’aurais dû savoir, j’aurais dû voir… La voir venir avec ses gros talons aiguille… La piqûre mortelle… On devrait toujours voir les choses comme elles sont, dès le départ. On sait pas voir… Ça m’a servi de leçon.

A : T’en es bien sûr ?

B : Et comment mon con ! Ça m’a appris à voir. À pas être dupe des apparences…

A : Grand bien te fasse… Moi je pense qu’on change pas dans la vie. On devient le même en pire…

B : Merci…

A : Non, comprends-moi… C’est pour tout le monde comme ça…

B : Enfin tout ça c’est du passé… Il faut toujours regarder devant soi.

A : Ben tu vois, je suis peut-être un passéologue, mais en attendant, c’est toi qui m’a raconté un bout de ton passé. Un gros bout même, un sacré morcif… Je savais pas tout ça…

B : Ben maintenant tu sais… Je crois pas que tu sois plus avancé.

A : Qu’est-ce que t’en sais ?

B : J’en sais rien, mais je crois pas… Mais au fait, tu te souvenais d’un truc, tu m’as dit…

A : … J’ai oublié.

B : C’est malin…

A : Ça me reviendra peut-être… Mais toi, tu m’as pas dit… pourquoi j’ai de la merde dans les yeux d’après toi ?

B : Tu penses encore à ça ?… C’était pas gentil, oublie, c’était une connerie. S’cuse…

A : T’inquiète, c’est rien, mais tu pensais à quoi ?

B : … Tu disais qu’il faisait sombre ici… Mais tu vois donc pas, là-bas, juste en face de nous, cet horizon fantastique ? Cette lumière, ces couleurs, ces arcs-en-ciel, ces grandes ailes qui vont partout où elles veulent, qui sont chez elles dans le ciel… Même les nuages sont en couleurs ! Tu vois donc pas ? Ces jaunes, ces rouges, ces oranges, ces violets ! Et le sable fin à perte de vue… Et ces gens qui ont le sourire, qui ont l’air si accueillants, avec leurs habits pleins de couleurs… C’est notre heure mon camarade, moi je te dis qu’on dépose les rames… On a atterri là par hasard, à force de vadrouiller, mais moi je te dis qu’on a tiré le gros lot ! On approche du paradis… Une dernière nuit dans l’ombre et dans le froid, et demain, on fonce tout droit et on y va !

A : Ouais, t’as sûrement raison… Bonne nuit mon vieux.

 


 

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