Baltazar-du-Gazon
Photo © Thierry Bellaiche
L’échec, toujours essentiel, nous dévoile à nous-mêmes, il nous permet de nous voir comme Dieu nous voit, alors que le succès nous éloigne de ce qu’il y a de plus intime en nous et en tout.
E. M. Cioran, De l’inconvénient d’être né
— Des couilles en or !
— Plaît-il ?
— Des couilles en or je te dis !
José tardait à nous servir nos pintes, et Mimile partait en vrille. Moi je pensais à autre chose. Je venais de recevoir un appel d’une petite, une que j’avais pas vue depuis longtemps et qui se disait « dispo » pour plus tard dans la soirée. Elle serait dans mon coin, du moins si j’avais pas changé de quartier, et si ses souvenirs étaient bons… Une revenante fort bienvenue, à vrai dire. Une petite pas si petite d’ailleurs, une grand tige aux cheveux filasse mais – j’ai une mémoire d’archiviste maniaque pour ces choses-là – au derrière étrangement rebondi pour sa taille de sylphide, comme une ronde-bosse greffée sur un échalas, j’irai pas jusqu’au stéatopyge, mais quand même, y’avait matière à faire mumuse… Sauf si depuis le temps, elle avait perdu dans cette zone-là son capital musculo-adipeux, je verrais bien… Comment avait-elle repensé à moi, comme ça, d’un seul coup ? Je savais pas trop, notre conversation avait été un peu expéditive, on avait simplement convenu de se retrouver « dans mes appartements » un peu plus tard (je me souvenais maintenant, c’est comme ça qu’elle appelait mon petit F2 à l’époque, pour se foutre gentiment de moi), mais je supputais qu’elle voyait quelqu’un d’autre après moi, toujours dans mon quartier… J’avais dû lui apparaître comme une sorte de gentille transition, un entremets vite fait bien fait, avant son deuxième (ou plus ?) rendez-vous nocturne circonvoisin… À vrai dire, je la connaissais assez mal… C’était peut-être quelqu’un de très organisé. Mieux que rien après tout, et puis je tenais pas à la voir s’éterniser de toute façon. Comme ça, tout le monde serait content. Elle serait au chaud en attendant son prochain rencart, et moi j’aurais fait pleurer popaul. En attendant, Mimile avait les yeux exorbités. Il venait d’avoir L’IDÉE, ça se voyait comme son gros blair au milieu de sa face rougeaude.
— Qu’entends-tu par « couilles en or », mon cher Mimile ?
Sa respiration se faisait plus lente, plus profonde (plus bruyante aussi), et je sentais bien qu’il allait me la balancer comme une pépite, son idée. Y’avait quelque chose comme un roulement de tambour dans sa tête, je le sentais bien à ses yeux concentrés, pleins de suspens. José est enfin venu nous apporter nos pintes, les posant sur la table comme un rustaud qu’il était, faisant voltiger des petites gerbes de mousse des faux-col à droite à gauche. J’en ai pris une dans l’œil. Connard de José. Mimile, lui, il s’en foutait. Il était tout à son effet à venir…
Le Chiquito-PMU-FDJ de Villeneuve-Saint-Georges, en début de soirée, surtout le samedi, c’est un pandémonium prolétarien des plus extraordinaires. Ça braille, ça crachote, ça invective, ça pronostique sur les canassons du soir, ça s’engueule, ça se frictionne, ça en vient aux mains parfois, mais c’est jamais très sérieux, les types, des semi-retraités, des tiers de repris de justice, des quarts de chômeurs, des épaves à bonne mine éthylique, ils se chauffent pour avoir le plaisir de se réconcilier, ils s’aiment ces cons-là, ah les bons damnés !, comme je les aime, ils ont leur propre théâtre spontané, leurs propres textes, leurs propres entrées et sorties de scène, besoin de personne, du vrai papier à musique spontanée de la vie de l’ombre, et ça claque le smic ou les minima sociaux à tout-va, ils se foutent de tout, du lendemain comme de la veille, et du monde entier après tout, ils ont tout compris, après eux ce foutu déluge qui n’arrive jamais, ça au moins ça mettrait tout le monde d’accord, que vienne la noyade générale !, mais en attendant cette providence apocalyptique qui tarde un peu, tout l’oseille y passe, l’émulation entre damnés de la terre est à son maximum, c’est à qui sera le plus désespéré dans la bouffonnerie unanime, le plus suicidaire dans la survie dérisoire, on expliquera à bobonne plus tard, à la maison dans l’ombre épaisse des retrouvailles amères, bobonne est si gentille, et puis les nouilles c’est bon pour la ligne, faut simplement pas trop mettre de sauce, en tout cas pas besoin de barbaque, pas bonne pour le cholestérol et trop chère de toute façon, on s’en sortira ma chérie…
Mimile est prêt. Il s’envoie un bon tiers de sa pinte dans un glougloutement lent et maîtrisé comme un cœur de stoïcien, puis la repose délicatement sur une petite flaque de bière bosselant légèrement la table, à côté du sous-bock intact qu’il néglige avec dédain. Il pose ses deux avant-bras sur la table et replie son buste en ma direction, ses yeux plantés dans les miens. Je n’ose pas même me saisir de ma pinte.
— La Tour Eiffel.
Puis plus rien. Il a prononcé ces trois mots, lourds comme le glas du bourdon de Notre-Dame, comme s’il venait de me délivrer la formule de la pierre philosophale. Et faut le savoir, le silence après du Mimile, c’est encore du Mimile. Silence que toutefois je romps…
— Quoi la Tour Eiffel ? Tu veux la braquer ? Tu veux l’emmener ailleurs ?
Je me fends, pour aggraver mon cas, d’un petit rire bref, aigu et ridicule. Cette fois, il déplie son buste tout raide vers l’arrière et croise posément les bras. Mais ses yeux ne m’ont pas lâché.
— T’es con ou quoi ?
Je prends ma pinte et j’y trempe mollement mes lèvres, histoire de retrouver un peu de contenance.
— Je vais t’expliquer, petit bleu. La Tour Eiffel. Le truc le plus connu au monde. Des blaireaux de touristes qui viennent du monde entier. Qui se pointent tous les jours que Dieu fait, par paquets de mille. Tu sais, t’as la moindre idée du nombre de millions, de milliards de photos que les gens prennent tous les jours de la Tour Eiffel ? Et t’as la moindre idée, depuis que cette bonne mémère existe, du nombre de photos qui ont été faites de son corps géant ? Mais toutes ces photos, ces millions de photos, c’est toutes les mêmes, tu piges, toutes les mêmes : plates, quelconques, interchangeables, enfin bref, nulles. Des photos de touristes pour ramener à la maison. Alors voilà l’idée. L’IDÉE. Tu m’écoutes bien ?
J’opine du chef, comme on dit quand on sait pas quoi dire d’autre pour dire qu’on fait oui de la tête. Mimile est lancé maintenant, plus concentré que jamais.
— On organise un grand concours. Un concours photo. Le but du jeu est simple, mais justement, pas si simple : photographiez la Tour Eiffel… COMME ON NE L’A JAMAIS PHOTOGRAPHIÉE ! Tu vois le truc ? On prend le sujet le plus bateau, le plus éculé, le plus fait et refait, le plus vu et revu jusqu’à la nausée, cette putain de Tour Eiffel, et on demande aux candidats de faire preuve d’ORIGINALITÉ. Dans le genre « la beauté n’est pas dans le paysage mais dans l’œil du peintre », je sais plus qui a dit ça, mais tu me suis ? Il faut faire des photos qu’on a jamais vues de la Tour Eiffel. Des angles nouveaux, des effets, des détails insolites, des points de vue jamais vus, enfin tu vois l’idée… Et là… Là mon petit gars, si ça marche, on se fait… des-couilles-en-or !! Toi qui es dans la partie, réfléchis-y.
J’aimais bien l’idée de Mimile, mais je devais me tirer. Je ne voyais plus que la grande sauterelle aux grosses fesses.
Un peu plus loin, je vois (et surtout j’entends, les murs de mâchefer du troquet en tremblent, c’est la foire aux décibels de gorge tout d’un coup) que Balatazar-du-Gazon, un tocard magnifique, pas une seule victoire à son actif, vient de gagner, contre toute attente, dans la 6ème en nocturne à Vincennes. Momo les-couilles-brunes, un vieux Kabyle au visage osseux, veuf depuis dix ans et tous ses rejetons en taule, qui ne gagne jamais rien lui non plus, toujours dans son coin à radoter la bave aux commissures, tête de turc attitrée du Chiquito, éternel tire-au-flanc, homme éminemment sympathique au demeurant, vient de se faire un bon paquet. Il a dû jouer Baltazar-du-Gazon gagnant, sans trop savoir ce qu’il faisait. Bingo. Il est soudain entouré et fêté par tous ses nouveaux amis. Il hurle de joie comme un mouton finissant glorieusement son obscure existence dans une baignoire à l’Aïd el-Kebir. Je suis content pour lui.
Je prends congé de Mimile et de tous les autres, c’est que ça s’impatiente dans mon calcif. Et je ne voudrais pas louper ma revenante au fessier généreux. Je presse le pas et je m’engouffre dans le métro pour rentrer chez moi.
En revenant par la ligne 6, plus très loin du bercail, j’ai toujours autant de plaisir à passer de la station de Passy à celle de Bir-Hakeim, la rame glissant sur le viaduc ferroviaire posé comme un gros mécano sur le pont de Bir-Hakeim, et enjambant majestueusement le Seine. Apollinaire n’est pas loin, un pont plus loin justement, le pont Mirabeau pointant ses pompeuses allégories et le plus beau poème du monde, côté sud. Côté nord, plantée sur la rive gauche, mémère illuminée est là, jeune, fière, rassurante. Je la prends en photo, en pensant à l’idée de Mimile. J’essaye un « effet » plus ou moins artistique. Je me dis qu’on l’a peut-être jamais vue comme ça, toute « tremblée », derrière une vitre, depuis le viaduc, très reconnaissable pourtant, pas deux comme elle, avec sa forme de jarretelle inversée.
Dans la foulée, je reçois un texto de ma grande seringue du temps passé. Finalement, elle ne viendra pas dans le quartier. « Une autre fois peut-être, bisous », conclue-t-elle… À l’approche de la station Bir-Hakeim, la Tour Eiffel disparaît derrière les immeubles du Boulevard de Grenelle. Je regarde la photo sur l’écran de mon petit appareil. La Tour apparaît comme un panache de feu. Il y a aussi une jolie fille dans le reflet de la vitre. Assise sur un strapontin, elle regarde la Tour qui flamboie, solitaire, dans la nuit. La rame reprend son cours à travers un paysage normal sur cette ligne dite « aérienne », immeubles de chaque côté du viaduc, enfin du classique parisien. Je suis bientôt arrivé. Je me ferai des nouilles en rentrant.
Marie-Cécile Éditions du Carnet à Spirale 20 novembre 2017 (19 h 27 min)
Des nouilles en or des nouilles encore ?!! Merci pour la joyeuse lecture de ce texte !
thierrybellaiche 20 novembre 2017 (19 h 41 min)
Comme quoi on peut trousser un petit conte même avec des nouilles. Y’a pas de recette pour bien faire ! Merci d’être venue te joindre à cette modeste mais accueillante tablée…