Ce qui va disparaître…
Photo © Thierry Bellaiche
Sait-on pourquoi on « aime » une photographie ?
Question un peu idiote pourrait-on répliquer, ou si l’on tient à faire preuve de plus d’indulgence et à euphémiser quelque peu la réplique, question un peu tautologique : bien sûr que l’on sait pourquoi on aime une photo ! Quelle question ! Tu nous prends pour des demeurés ou quoi ? On aime une photo parce que… parce que… Parce que grand-maman y est rayonnante ! Parce que le fiston a une bouille adorable et que ça le fera bien marrer plus tard de se voir en train d’étaler du Nutella sur les joues de papounet ! Parce que le paysage vu du balcon de la villa des vacances est magnifique ! Parce que ce coucher de soleil, ô mes aïeux, il embrase la mer comme un barbecue et il nous en met plein la vue ! Enfin on va pas épiloguer cent-sept ans, on n’en finirait pas, on aime une photo tout simplement parce qu’elle nous est précieuse, pour la mémoire, pour les bons moments gravés qui nous raviront au temps de nos vieux jours et qui pourront traverser les générations, ou tout bêtement parce qu’elle est belle, oui, parce qu’elle est belle et rien d’autre, on n’est peut-être pas des esthètes professionnels, des arbitres du bon goût, des petits marquis de l’élégance, des princes de l’Art, des renards de vernissages et des bâfreurs de petits-fours, mais la beauté nous touche, nous émeut, nous donne du baume au cœur, nous réjouit, nous élève…
Bon, c’est noté… Je ne voulais piquer aucune susceptibilité… Je ne suis moi-même ni arbitre, ni marquis, ni renard, ni prince et pas même bâfreur, mais passons… Alors posons la question un peu différemment : sait-on toujours pourquoi on aime une photographie ? Ben, euh, pffff… faut voir… Où veux-tu en venir ?
Il m’a fallu « tomber » sur certaines photos (y compris parmi celles que j’avais moi-même prises) pour me rendre compte que je n’étais pas toujours capable de dire exactement pourquoi je les aimais ou pourquoi elles me touchaient et me procuraient une sensation agréable ou plus profondément, un sentiment de compassion, non seulement « sur le moment », mais dans la durée, comme une mélodie qu’on aime à réentendre ou à se repasser mentalement, et qui finit par faire partie de notre sphère affective la plus constante, ou plus essentiellement encore, de notre histoire…
J’ai pris cette photo dans une rue de Rio de Janeiro en 2006. Je devais sortir du taxi en question. Il faisait nuit. Pourquoi ai-je pris cette photo à ce moment-là ? Je n’en ai pas la moindre idée précise. Il est vrai que l’apparition d’appareils numériques légers, puis des téléphones portables multi-fonctions, dont celle de la capture photographique, a développé à la vitesse grand V, chez les « consommateurs », quelque chose comme un virus irrépressible, une sorte de compulsion ou de manie de l’enregistrement photographique de tout et de n’importe quoi. D’où, dans nos esprits grisés par cette facilité, un certain brouillage des frontières qualitatives entre ce qui mérite la pression sur le déclencheur de l’appareil, et ce que nous ferions mieux de laisser dans un anonymat salutaire et parfaitement justifié par la totale inanité du résultat photographique que nous produirions si nous nous laissions aller à faire cette énième photo… Or, cette « énième photo », nous la faisons tout de même, presque tout le temps… Pas grave, c’est du numérique, je trimballe mon appareil comme un porte-clés, j’ai une carte à « grosse mémoire », des gigas en veux-tu en voilà, ça ne coûte rien, qu’est-ce que ça peut bien faire ?…
Or donc, je sors du taxi carioca, de nuit… Je me retourne, je surplombe le toit de la bagnole… quelque chose m’attire… La surface jaune brillante et légèrement bombée comme une flaque gonflée par le vent sous le soleil, peut-être… Ou le lanternon (parfois appelé aussi « dôme lumineux », quelle expression magistrale !) indiquant qu’il s’agit d’un TAXI et qui donne l’impression d’une enseigne un peu surannée, ou bricolée, avec son ébréchure sur le côté et ses épaisses capitales vertes en relief, comme surgies d’un temps révolu… Ou cette autre enseigne à la fois luminescente et étrangement terne, qui semble flotter toute seule dans la nuit, WAKIGAWA COLÉGIO, encadrée par une dense étoffe nocturne où nul deuil, nulle inquiétude ne se ressentent… (je me demande toutefois s’il y a bien un bâtiment, un établissement réel derrière cette enseigne fantomatique…). Ou le mystérieux équilibre des couleurs, entre le jaune rutilant du toit, le vert mi-jade mi-amande du lanternon, le rouge passé ou fatigué de l’enseigne scolaire, le chrome discret de la barre de soutien, et le noir sobre et sec de la nuit… Bref, clic, dans la boîte à gigas !… Et à moi la nuit de Rio, ailleurs, tout passe si vite!…
Cette photo n’est pas « belle ». Cette photo n’a rien d’exceptionnel. Cette photo ne représente ni un souvenir familial ou amical, ni un paysage qui en impose, ni même un détail « significatif » du monde qui nous entoure, et pas même une nature morte volontairement composée… Mais cette photo, d’une façon essentiellement inexplicable, ou parce que nous savons depuis Pascal que « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point », du moins à certains moments lorsque je la considère et qu’au bout d’un temps, « j’entre en elle », cette photo donc me touche, me plaît, aimante mon regard, me porte à une mélancolique déambulation nocturne en compagnie d’amis connus ou inconnus que je rencontre dans la vie ou dans les livres ou dans les films, en raison peut-être aussi (s’il faut absolument en trouver) de ce qu’elle a d’une humilité de « sans-grade », de ce-qu’on-ve-voit-pas, de ce qui va disparaître à l’instant même comme un moustique éphémère, de ce qui est et qui pourtant n’a nulle importance ni pour le monde ni pour soi-même, et qui provoque cependant parfois (dans nos meilleurs moments ?) une affection dont Marcel disait qu’elle est « intermittente il est vrai, mais du genre le plus fort, celui qui a pour base la pitié »…
(La phrase de Marcel Proust est dans Sodome et Gomorrhe, édition Folio de 1978, p. 204.)
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