Cell-fi

Photo « homemade garanti » (non recadrée, non retouchée)

 

Photo & Texte © François Husson

 

Impromptu N°103

 

 

Deuxième contribution invitée pour fêter le N°100, cette fois c’est donc François Husson qui s’y colle… Et ça décolle plutôt ! Vous connaissez les Spinal Trax ?… (un ange passe…) Moi non plus ! Entrez donc dans le 103 pour faire leur connaissance… Je connais François depuis longtemps, et je retrouve dans son texte toute sa verve, toute sa fantaisie, toute sa folie, abondance de biens (l’on dit que cela ne nuit pas…) dont je profite sans retenue chaque fois que je le lis ou que je l’écoute, au point d’ailleurs que j’avais éprouvé le besoin, aux tout débuts de ce site, Impromptus, de lui consacrer un exemplaire de mes élucubrations, c’était « Le cerveau de M. Husson », l’Impromptu N°7… Ceux qui veulent faire connaissance avec le bonhomme – et ce qui bouillonne sous son crâne glabre le mérite, à mon humble avis – peuvent cliquer sur le lien ci-dessus tout-en-vert, qui renvoie vers ce portrait certes des plus orientés, mais cherchant tout de même une sorte de pôle chez cet homme qui en a un bon paquet, en espérant n’avoir pas perdu son Nord… Enfin je le remercie d’avoir répondu à mon invitation, de s’être prêté à ce petit jeu au gré duquel il n’a été avare ni de son talent ni de son temps (je n’ai pas été étonné d’apprendre, connaissant un peu l’animal et son amour effréné des complications, que la photo de son Impromptu lui a pris quelques heures d’installation et de réalisation…), je suis fier de l’accueillir dans mon bastringue littéraire et photographique…

 

*

 

Bientôt, il entrait dans la grande salle de concert surchauffée, juste à l’heure pour le début du concert des Spinal Trax, un groupe de deep-hop qu’il avait vu démarrer quelques années auparavant sur une moins grande scène. À l’époque, mal placé, en fond de salle, il avait pris quelques photos de leur performance à l’aide de son téléphone portable promu récemment smart, pour immortaliser le moment. Pendant le concert, il avait balancé la tête à droite et à gauche pour voir les musiciens œuvrer, non pour accompagner le rythme de leur musique, mais pour éviter la forêt de bras furtivement mais régulièrement dressés, qui brandissaient leurs appareils pour fixer à l’arrache des images tremblées prouvant leur présence dans le lieu. Chacun repartirait avec sa moisson d’images du groupe, avec en bas du cadre, une myriade de petits rectangles surexposés qui émergeaient du parterre sombre du public.

 

Lorsqu’il se rendit au deuxième concert de ses idoles, le monde et la mode numériques avaient fait un pas en avant. Que dis-je, un gap. En se fondant comme il le pouvait dans l’amalgame des fans agglutinés à l’avant-scène, il réussit à se placer dos aux crash-barrières, bien calé au premier rang. Tout comme lui, la majorité des spectateurs tournaient également le dos à la scène, pour se filmer de manière à cadrer leur visage souriant sur fond de concert. Ainsi, le témoignage de leur présence était indiscutable, réel, et tous s’inscrivaient, au moment opportun de l’événement, dans l’autofiction qu’ils partageaient et exportaient auprès des absents, afin de montrer qu’ils n’étaient pas des zéros sociaux. La traçabilité de la captation s’imposait plus que son émotion immédiate : pour ces passeurs égocentriques qui ne pouvaient s’imaginer sans d’autres autour d’eux, peu importait de ne pas vivre l’instant en direct, puisque leur inclusion dans ce monde captivant, mouvant, important, répercuté, signalé et marqué puisque commenté, se sédimenterait dans la durée d’une propagation qu’ils espéraient éternelle et quantifiée. Nous y étions, démontraient ces captations vacillantes, ombres d’une caverne platonique abymée par un effet Vache Qui Rit.

 

Du point de vue du groupe, un public qui vous tourne le dos, ça pourrait être une juste revanche auprès de stars maintenant décédées, mais tout de même, ça peut vous briser un ego, si solide soit-il dans le show-business et le monde des vedettes. Mais, après tout, le public était roi, ils avaient payé leur place, et donc le droit d’adopter n’importe quelle posture, qu’on la juge impolie ou carnassière.

 

Et ce soir-là, les Spinal Trax furent les premiers à jouer dos au public pendant tout le concert. Pas seulement parce qu’ils étaient rebelles ou sanguins, mais parce qu’ils avaient signé des contrats. Qui voulaient des contenus, forts et fédérateurs. De l’exclusivité pour un maximum de monde, ça serait presque un oxymore, qui en est également un mais phonétique, mais je m’égare.

 

Pour leur premier passage à la Grande Arène des Exhibitions, les Spinal Trax voulaient, et devaient, alimenter leurs sites et leurs classements, se produire en vrai ne suffisait pas pour devenir réputé de la République d’une assemblée générale de particuliers uniformisés. Leurs ouailles avaient faim et soif d’images durablement éphémères et géo-localisables. Tout en performant, les musiciens se filmèrent à leur tour de face, sur le décor de leur public sans qui ils ne seraient rien, et à qui ils tournaient le dos, pour s’inscrire également dans l’Histoire et le Grand Flux.

 

Ainsi l’événement se déroula dans le meilleur des mondes, chacun réuni par le partage en direct d’images live de l’événement. Face à face, émetteurs et récepteurs étaient renvoyés dos-à-dos, dans une communion prosélyte débordant la géographie limitée de la salle, pour se répandre comme un tsunami arachnéen dans les tuyaux sociaux, nourrissant les exclus envieux et guetteurs d’une réalité codifiée et encodée qu’ils relayaient sans réfléchir plus qu’un miroir.

 

Bon, au final, les vidéos les plus appréciées furent celles des backliners du concert. Après avoir vaguement chamboulé, mais en un temps record, les retours son du groupe rapatriés à l’arrache à cent-quatre-vingts degrés (à défaut de voir, on peut essayer de s’entendre), ils étaient du fond des coulisses les seuls à pouvoir filmer le groupe de face, enfin précisons, de biais, voire de profil pour la plupart, et quoi qu’il en soit, tous de loin, et n’évoquons pas la qualité cell-fi de l’enregistrement.

 

En sortant de la salle, les bras ankylosés d’avoir tenté de rester stable, les yeux endoloris d’avoir louché pendant deux heures sur un petit écran trop lumineux pour être honnête, les spectateurs se mirent immédiatement à échanger les impressions, à savoir visionner leurs vidéos et celles des autres, tout en commentant les commentaires, avant de les envoyer au monde entier. Sous peu, leur ferveur volatile serait détournée par une autre fable et tous leurs documents et données nucléarisés dans divers archivages nuageux.

 

Apple, Google, Yahoo, Amazon, Twitter et autres Facebook avaient réussi à rendre réel ce dont Big Brother avait rêvé : une armée de perroquets courbés, marchant en rond tête baissée sur leurs écrans, entièrement dévoués au narcissisme moutonnier de consommateurs domptés par la catéchèse technophile – cheval de Troie du consumérisme mondialisé – drogués à la technologie, aux icônes séduisantes, hantés par l’inclusion autant que phobiques de l’exclusion, prosélytes de l’anecdote immédiate, de la rumeur jouissive, et de la pensée simpliste prête à jeter, actant de leurs doigts picorant leurs claviers, la mort par ironie prolongée de toute idéologie, noyée dans le leurre formaté de l’expression libre. La rhétorique et la contrainte avait été remplacées par le plaisir et la toute-puissance, le qu’en-dira-t-on devenait moteur de réputation, et notre pauvre cerveau stimulé aux multi-tâches terminait aux abonnés absents pour cause de burn-out, voire pire, adepte de la méditation.

 

Et moi, dans une contenance réactionnaire, à m’aigrir tout en grossissant le trait, me rengorgeant jusqu’à l’autosatisfaction à railler le plaisir enfantin d’une société manipulée, regardant mon monde avec hauteur et intolérance, osant même espérer être célébré par ceux-là mêmes que je vomis, dont je me désole, et avec qui je partage ma vie réelle et citoyenne.

 

Et puis, je n’étais pas à ce concert, mais j’ai téléchargé en toute illégalité la vidéo officielle, montée à partir des images fournies par les spectateurs. Une belle mosaïque collective que vous pouvez voir en cliquant sur ce lien

 


 

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