Petit manège

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

« Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance. »

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Quatrième partie, Chapitre VI (1840).

 

 

Le manège, seul, reste illuminé. Petit manège…

 

Les deux colosses qui l’entourent, l’encadrent sévèrement plutôt, le Grand Pendulaire et la Grande Roue, avec ses petites nacelles pour s’élever et rêver en plein ciel, roulent facilement leurs mécaniques, l’un fier-à-bras (qu’il a très long), l’autre fière comme un paon, sa roue d’acier déployée avec une sorte de hauteur dédaigneuse.

 

Voilà – cette description spontanée, ces mots-là, pas d’autres – ce qui m’est venu de prime abord en revoyant cette image. Je retranscris donc ces mots en chute libre, tels quels, sans fioritures et sans les filtrer par d’autres considérations ou dans une autre formulation. Mais immédiatement, je me pose la question du regard subjectif, orienté, limité, que je porte sur cette représentation, comme si je doutais de « rendre justice » à ce qu’elle exprime, ou peut-être, à ce qu’elle pourrait exprimer de différent – et non concevable par moi – dans le regard d’autres que moi.

 

Il faut dire – triviale précision qui cependant n’est peut-être pas étrangère à l’orientation ou à la coloration particulière de mon regard – que je venais de passer une longue journée – laquelle avait commencé très tôt – bien remplie jusqu’à la gueule de toutes les galères possibles et imaginables, panoplie complète et parfaitement achalandée de toutes les emmerdes qu’un type moyen peut connaître non seulement dans sa vie charnelle, sociale, financière, mais aussi morale et spirituelle. Une journée mesdames messieurs, qui dit mieux ? Blessure (torsion de cheville contre un trottoir), factures (imprévues et bien salées), écriture (en panne), rupture (incertaine à vrai dire mais plus ou moins dans les tuyaux après débile bisbille), candidature (rejetée par une chaîne pour un projet de film… sur la malchance !), futur (vide de sens), bientôt la sépulture (libération !)… Y’a des jours comme ça, c’est ce qu’on dit… Ah mais c’est que le bon Dieu n’est pas un petit plaisantin ! Alors quoi, un grand ? C’est bien le Dieu des charcutiers, tout aussi bien que du reste ! Y’en a un peu plus, je vous le mets quand même ? Quoi, des tracas en fatras et autres foisonnants aléas ? Mais allez donc, j’ai de l’encaisse ! La vie est un ring ! Et nous, de fiers combattants ! On est jamais sûr du nombre de rounds, mais on connaît déjà la fin : K.O. technique ! Je me prends pas pour Job, lui c’est le persécuté en chef, le détenteur du brevet, le cumulard, le modèle, la matrice, total respect !, et Dieu me préserve de la comparaison ! Mais je pense à son « exemple » de temps en temps… histoire de pas perdre de vue le pire, toujours à portée de tuile sur le coin de la gueule… Pensez si l’image d’un parc d’attractions, faite des années auparavant et très loin d’ici – et traînant, orpheline, oubliée, dans un coin de mon écran d’ordinateur – pouvait me mettre en joie ! Qu’est ce qu’on attend pour faire la fête ?! Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ! Bon sang mais c’est bien sûr ! Mais qu’il est con aussi, ça aurait pu être bien pire ! Pense donc à cette phrase étincelante du bon vieux Cormac McCarthy, sorte de devise que tu es censé avoir fait tienne : « On ne sait jamais ce que notre malchance nous a épargné de pire ». Ouf ! J’ai failli être déprimé par cette journée normale ! Qu’est-ce qu’on se marre ! Ah pis merde, demain serait un autre jour – c’est ce qu’on dit aussi – et en attendant meilleure fortune, une bonne bitture ferait l’affaire…

 

Mais revenons à d’autres considérations, inutiles sans doute mais au moins plus froides et plus mesurées… Pour des raisons qui me restent – en partie au moins – assez obscures, cette photographie induit en moi un état de contemplation, un « arrêt sur image » (c’est le cas de le dire) dont je ne sais pas trop si je dois l’attribuer au symbole aimable et à l’ « idée » plaisante qu’elle diffuse assez explicitement (la fête foraine, le divertissement, l’état d’enfance insouciante, le gentil vertige, etc.) ou au contraire à l’ambiance assez sombre qui s’en dégage, avec ce ciel emmuré de nuages plombés, ces immenses structures métalliques « festives » plus menaçantes qu’engageantes, cette enceinte grillagée du premier plan qui semble dire au quidam : « Vous qui êtes à l’extérieur, passez votre chemin, seuls les élus à l’intérieur peuvent s’amuser », enfin tout sauf la joie libre et bénévole d’un bon vieux parc d’attractions… Et ce petit manège au milieu, collé au sol, avec son ridicule chapeau pointu surmonté d’un pompon en dur, sorte de créature lilliputienne illuminée, riante et désœuvrée dans un monde de géants occupés, ombrageux et indifférents… Je me suis rendu compte en fait que cette image me fascinait littéralement, non seulement par ce qu’elle semblait vouloir me « dire » (sans être d’ailleurs bien certain de le comprendre), mais aussi, assez curieusement – car je n’avais pas expressément éprouvé cette impression en face d’une foule d’autres photos qui cependant auraient pu aussi bien la faire naître –, par le potentiel d’interprétations qu’elle me semblait pouvoir receler dans d’autres regards que le mien, un peu comme si elle m’apparaissait sous les espèces d’une sorte de test de Rorschach (proposant ici non pas des taches molles et symétriques mais une forme plus « précise », plus réaliste, plus identifiable, dotée toutefois d’une touche d’abstraction suffisante pour lui laisser un certain mystère ou une certaine « virginité ») où l’on pouvait projeter toute sorte d’idées, d’impressions, d’interprétations, enfin une herméneutique élastique…

 

J’ai voulu en avoir le cœur net. J’ai montré l’image à un petit neveu en lui demandant ce qu’elle lui inspirait. « C’est papa et maman, et moi au milieu » m’a-t-il répondu du tac au tac, réponse confondante de justesse ai-je pensé, mais oui, avec le père, Pendulaire emphatique, anguleux et autoritaire, la mère, gironde Roue arrondissant les angles, et le petiot au centre, petit manège, seul à émettre une lumière que les « grands » ont eu la fâcheuse négligence de laisser s’éteindre avec le temps… Chapeau mecton !

 

Ensuite, je l’ai montrée (en lui demandant son interprétation la plus libre et la plus spontanée, au-delà du « motif » évident de fête foraine) à une copine de longue date, féministe de la première heure, une Gardienne du Temple, toujours un peu sur les nerfs, toujours un peu aux aguets, au physique un 38 tonnes sans les bâches, au psychologique la finesse d’un char Leclerc s’avançant sur tout ce qui bouge, flairant sans relâche le « coup fourré » (si je puis dire…) qui viendra forcément de l’odieuse caste des mâles dominateurs tout en force physique, tout dans le calcif et rien dans la tête, ces primates « qui ne pensent qu’avec leur bite » (sic), et ça n’a pas loupé : « C’est évident mon petit gars ! Ces grands machins qui poussent du menton vers le ciel, c’est la domination des hommes sur le monde. Et nous les femmes, le petit manège, on doit être à leurs pieds ! Et toujours pomponnées ! Et pis quoi encore ? Mais je te demande un peu… Qui est-ce qui brille dans ce monde obscur, hein, qui ?? Nous ! Le petit manège qui vous fait tourner la tête ! ». J’ai pas voulu la contrarier, et puis au vrai, je n’avais aucune envie de discuter. Après tout, elle voyait ce qu’elle voyait, et ça me confirmait plutôt dans mon impression du caractère étrangement malléable de cette photo, comme remplie de symboles « possibles » mais non certains…

 

Enfin, je suis allé consulter Mimile, mon oracle éthylique, ma vieille éponge si flamboyante, ma Pythie des caboulots, déjà évoqué dans un précédent souvenir… Mais pour être exact, il est venu avant les autres.

 

En fait, j’ai eu besoin de le voir séance tenante, après avoir redécouvert cette photo qui semblait vouloir s’insinuer en moi à la façon d’une hypnose. Je suis allé le rejoindre dans un troquet à Villeneuve-Saint-Georges, vers les sept heures du soir, histoire d’achever en beauté cette fameuse journée de merde. J’avais besoin de l’écouter. Dans mon extrême désarroi, j’avais besoin de sa science…

 

« Ben tu vois, le grand machin là, que t’appelles le Pendulaire (tu parles d’un nom !), et sa petite sœur de l’autre côté, la Grande roue, ben moi je te dis ce que je vois, tu vas me croire obsédé, mais comme ça, au débotté, surtout avec le petit manège en bas, eh ben ces deux grands cataplasmes, pour moi, c’est le Libéralisme… et nous, les gens d’en bas, le monde entier des laissés pour compte, c’est ce petit manège – Roger ! Tu nous remets deux pintes ?! – Alors tu vois, là je me chauffe, fallait pas me chauffer… Le Grand Pendulaire, c’est le ying du libéralisme… il nous balade sans ménagement dans un sens, pis dans un autre, en haut, en bas, en haut, en bas, des grands mouvements secs, irrésistibles, des bras d’honneurs tout en force mécanique, et nous on est dans les petites guitounes, nord et sud si tu veux, aux deux bouts du grand bras, on peut pas descendre une fois que c’est lancé, fallait pas y monter peut-être, mais a-t-on eu le choix ? On est à sa merci une fois la machine en route, travail et chômage même combat, on peut plus descendre, sauf pour se foutre par-dessus bord et s’écrabouiller quelque part sur quelques centimètres carrés de bitume, et c’est pas forcément la plus conne des solutions, après tout… Et puis il y a son pendant, son comparse si tu préfères, la roue… Ah la Grande Roue, c’est autre chose et pourtant, tu vas voir, c’est la même chose, en fin de compte… La Grande Roue, c’est le yang du Libéralisme… c’est autre chose en apparence, mais ça poursuit le même but, plus en loucedé, c’est un piège plus pervers, tout en douceur, ça n’a pas la violence « visible » du Pendulaire, tu me suis ? Good Cop, Bad Cop ! tu vois le truc ? Bad Cop, c’est le Grand Pendulaire, ça t’asticote dans tous les sens, ça te secoue comme un prunier, ça veut t’impressionner par la force et les grands moulinets, ça veut te donner le tournis à force de te propulser et de te faire dégringoler dans un mouvement sans fin… Et puis vient Good Cop, la Grande Roue, pour calmer un peu les esprits… Après le gros costaud un peu primaire, un peu de douceur, un peu de repos, un peu de compréhension… Luxe, calme et volupté, tu vois j’ai des lettres ! La Grande Roue, c’est pour nous faire rêver… Elle nous élève tout doucement dans les airs, si possible en amoureux ou tiens, en famille, comme pour nous dire : « Tout va bien, détendez-vous, oubliez tous vos soucis, rêvez un peu… » Ah le rêve ! La plus grande enculerie du libéralisme ! En douceur mais bien profond ! La tartufferie du capitalisme par excellence, la violence ultime sous la grimace du sourire ! Tocqueville, ça te dit rien ? Cet enfoiré de libéral n’était pas la moitié d’un connard, il a tout vu de notre piège, l’amollissement par le divertissement, dormez je le veux ! Restez des gosses, on s’occupe de tout ! Je crois que je préfère encore le Pendulaire, il est plus franc du collier, Bad Cop mais au moins on sait à qui on a affaire ! Et nous, tu me diras ? Nous on peut briller dans la nuit, résister à l’obscurité, comme on peut, comme les guirlandes du petit manège. Plus que ça à foutre de toute façon… »

 

Je crois que je n’ai jamais autant apprécié une bonne pinte de bière. Pas besoin de petit manège pour me tourner la tête. La journée finissait de croupir. Demain serait un autre jour…

 


 

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