Inde (Trois fameux fagots)
Photo (Inde) © Thierry Bellaiche
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Pourquoi tant de peintres ont-ils été aussi attirés, fascinés par des motifs assez proches dans leur nature végétale (foin, paille, blé, orge, fourrage, etc.), motifs tels que : fagot, botte, gerbe, meule, balle, ballot, javelle, brassée, bouquet, bourrée, margotin, faisceau… pour ne rien dire de la fascine (faut-il rappeler qu’il s’agit d’un assemblage de petit bois ou de branchages étroitement serrés par des liens), mot de même origine latine que faisceau, fasciner, et même fascisme, le latin « fascis » pouvant être traduit par « fagot », « fardeau » ou « paquet », mot ayant dérivé vers « fascellus » en latin vulgaire, puis « faix » en langue française, pour aboutir donc à « faisceau », terme que l’on peut définir (entre autres sens possibles) comme désignant un « ensemble d’éléments longilignes liés ensemble », sens qui convient assez bien en effet à l’image d’un compact paquet de connards debout et « liés ensemble » devant un dictateur et le vénérant comme un seul homme…
Bref, je m’égare, revenons à nos fagots…
Toujours sur la piste vers le Parc de Ranthambore, dans la province indienne du Rajasthan (voir Trois hommes sombres), je tombe sur ces trois fagots qui me parurent bien beaux, avec – du point où je les voyais – leur disposition harmonieuse, « picturale », comme les motifs similaires et multipliés d’une nature morte formant une composition volontaire et soignée, et comme s’ils avaient été placés là à dessein (à dessin ?), alors qu’il étaient laissés mystérieusement à l’abandon, le premier étendu sur la route, le deuxième sur le parapet de pierre d’un petit pont posé là, le troisième disposé de biais contre l’angle de ce même parapet et traçant à l’arrière-plan une ferme et heureuse diagonale, cassant l’horizontalité et le quasi parallélisme des deux premiers. Et comme pour ajouter au réalisme pictural de la composition, nous avons une légère perspective vers le décor campagnard à gauche de l’image, et surtout, deux petites pièces d’étoffe (des turbans ? des écharpes ? des chiffons ?), posées à des hauteurs différentes (l’une sur le sol, l’autre sur le parapet), qui rappellent irrésistiblement les menus détails « invisibles » de la vie courante que le peintre sait rendre si visibles et si « vivants » dans ses natures mortes. Tels, un simple couteau, une modeste coquille de noix, un insignifiant grain de raisin, investis d’une vérité, d’une vivacité, d’une présence charnelle impressionnantes, dans ces mondes fantastiques remplis d’intenses vibrations que sont les natures mortes de Jean-Siméon Chardin.
En arrêt devant cette belle composition de fagots offerte par le hasard, donc, immédiatement je pensai (probablement selon un mécanisme mental assez proche de celui qui m’avait conduit à me remémorer d’autres images picturales tandis que j’observais à Paris la vie de brasserie et un autre motif si prisé des peintres : voir Croquis en carafe) aux bottes, meules et autres faisceaux restitués par tant de peintres qui ont aimé à s’absorber entièrement dans les campagnes où ils trouvaient, sous d’inépuisables lumières changeantes, ces motifs en effet fascinants. De l’illustre Vincent van Gogh aux trop peu connus George Cole et António Carvalho da Silva Porto, en passant par presque tous les Impressionnistes dont Claude Monet avec ses obsessionnelles meules de foin, les peintres ont été « appelés » par ces objets rustiques dont ils savaient, dont ils voyaient qu’ils étaient tout sauf des objets morts ou inertes. Ce sont d’hypnotiques concentrés de lumière. De familiers buissons ardents dont la modestie apparente recèle des abysses de feu et d’infinies réfractions. Les peintres ne s’y sont pas trompés, qui se sont trouvés comme hypnotisés, dans un quelconque coin de campagne, par ces choses qu’on ne peut pas même qualifier d’ « objets », tant la combinaison de leur nature végétale (donc vivante) et de leurs propriétés lumineuses (absorption, diffraction, réfraction, etc.) donne lieu à une sorte de formidable spectacle pyrotechnique « enfermé » dans un paquetage d’apparence très sage et très familière mais en réalité, à bien y regarder, crépitant d’une infinité infatigable de circuits lumineux en mouvements perpétuels. Il faut dire aussi que la gamme infiniment douce des couleurs claires de la paille, du foin, du blé, des différentes variétés de fourrage, sous toutes les lumières des heures du jour, est, tout simplement, un bienfait inaltérable pour les yeux…
Meules, fagots, bottes, balles de foin, obligent pour ainsi dire à la contemplation. À les contempler. Ces choses émeuvent comme des êtres, du moins lorsqu’on aime ou qu’on est simplement touché par la présence de certains êtres. C’est un mystère absolu, quand j’y songe… et même (et surtout) après avoir essayé de lui apporter une ébauche d’ « explication ». Un mystère face auquel je me suis trouvé ce jour-là, par hasard, sur une piste déserte entre Jaipur et Ranthambore, où il n’y avait aucun être humain, mais où cependant je voyais concentrée la profonde sensibilité humaine des regards qui savent de réjouir de la présence sous la lumière de simples fagots de paille.
Crédit sur : Wikimedia Commons
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