L’effacement

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

J’ai retrouvé ce vieux polaroïd dans un tiroir que je n’avais pas ouvert depuis de longues années.

 

C’était – on s’en doute – avant la brutale invasion numérique jusque dans les moindres interstices de notre quotidien le plus intime ; avant que chaque bipède appartenant à l’espèce humaine réputée « intelligente », sur cette planète, et même dans les coins les plus reculés de celle-ci, ne possède une petite machine toute plate lui permettant non seulement de « communiquer avec les autres », mais de communiquer avec lui-même (ou de croire le faire) en immortalisant sa bobine à volonté et à tout moment grâce à l’appareil-photo intégré de ladite machine ; avant l’installation dans ces mêmes machines, et (surtout), dans les esprits, de l’immense et permanent déversoir d’exhibitionnisme que l’on a curieusement baptisé « réseaux sociaux », sorte de paradis ou de providence pour les sociopathes de tout poil, ravis d’entretenir, en heureux solitaires, à travers ces mondes virtuels, une « vie sociale » qu’ils répugnent à vivre « charnellement » dans le monde réel. Et je sais de quoi je parle… Même si au bout du compte, je suis aussi peu versé dans la vie sociale « à l’ancienne » que dans la nouvelle… ce qui veut dire en clair que ne suis réellement fait pour aucune vie sociale. L’aveu est de taille, on en conviendra…

 

Quoi qu’il en soit, je possédais à l’époque (impossible de dire laquelle précisément) un appareil photo à développement instantané de marque Polaroïd, engin alors célèbre et fort répandu qui représenta, un temps, une nouvelle pointe de la technologie en matière de photographie, puisque l’opération de développement et de tirage papier n’était plus séparée de l’appareil de prise de vue lui-même. Sorte de « tout-en-un » des plus étonnants, à l’effet un peu magique lorsqu’on le manipulait les premières fois et qu’on voyait sortir de la fente prévue à cet effet l’épaisse photo carrée, comme un petit bébé artificiel, aplati et luisant, même si la qualité des représentations ainsi réalisées ne valait pas vraiment celle d’un bon vieux développement séparé en laboratoire. Les couleurs venaient au monde déjà un peu passées, et la définition toujours un peu mollassonne donnait l’impression d’un amateurisme enfantin largement compensé toutefois par le charme irrésistible de ces images qui tenaient au moins autant de la photo que du joli bibelot…

 

Cette fois-là, j’ai probablement voulu m’essayer, avec mon nouvel appareil, à ce qu’on n’appelait pas encore un « selfie ». Je place ma bobine devant l’objectif de l’appareil retourné en tenant celui-ci à bout de bras, et j’appuie sur le déclencheur. Opération simple en apparence, et qu’on avait d’autant plus l’espoir de voir réussie qu’il fallait quelques minutes d’attente impatiente avant de voir l’image sortir des limbes monochromes caca d’oie du papier-photo. Mais le rejeton est sorti avec une malformation sévère, à moins qu’une manipulation maladroite dès la sortie n’ait compromis le bon développement de la créature. Je n’avais peut-être pas posé le papier dans le sens recommandé, et quand on ne fait pas les choses dans le bon sens (et avec bon sens), ça peut très vite dégénérer… Toujours est-il que le tirage en question concentre assez merveilleusement la réunion de toutes les caractéristiques des défauts ou des fautes en photographie : l’image est floue, l’éclairage cru et plat, et il y a ce maronnasse dégoulinement involontaire (probablement causé par une fuite intempestive du réactif alcalin contenu dans la petite gousse du papier-photo) qui vient bouffer par le haut une partie du visage désespérément penché pour survivre dans le cadre, comme si j’avais pressenti, en prenant cette pose bizarre et antinaturelle, la catastrophe à venir… Et je ne dis rien du sourire niais et forcé qui me fait penser qu’il eût été peut-être préférable que le dégoulinement se poursuivît jusqu’au bas du cadre…

 

Cependant, comme on dit parfois que certains parents ne peuvent se départir d’une secrète préférence, d’un attachement plus poignant, pour l’un de leurs enfants, plus chétif, un peu maladif, ou un peu attardé, ou un peu contrefait, ou moins bien doté par la nature que les autres, je ne peux m’empêcher d’éprouver une affection particulière (j’espère sans narcissisme aucun), une sorte d’affinité dolente, pour cette représentation accidentée qui, par là-même justement, représente assez fidèlement une certaine image que j’ai pu me construire non seulement de moi-même, mais de mon « destin ». J’y vois un homme flou, s’efforçant de faire « bonne figure », sans doute pas entièrement mauvais mais devant se faire violence pour (espérer) être bon, et finalement rongé, comme sous un fatum infaillible décidé de toute éternité, par un effacement progressif qui l’emporte loin du temps et de la vie avec son sourire figé…

 


 

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