Nature (presque) morte
Photo © Thierry Bellaiche
Ceci est une photo de mon passé. D’un passé pas si lointain.
Quoique…
On pouvait fumer dans les bistrots. J’alternais alors cigarettes manufacturées et tabac à rouler. J’aimais bien les deux, alors pourquoi choisir ? Les deux options, dûment conditionnées, me prévenaient toutefois, dans un bel élan d’unanime sollicitude, que j’allais crever à trop les fréquenter.
Le café était à 2 euros. En l’occurrence, dans un bar pas trop mal du 15ème. Déjà pas donné, mais faut voir maintenant… Ça doit tourner aujourd’hui à 3,50 ou à 4, facile, dans le même établissement.
J’avais un petit téléphone Nokia qui ne filmait pas, qui ne prenait pas de photos, qui ne me balançait pas à flux tendu des « mails » ou des notifications expresses et indispensables sur l’état du monde, qui ne me proposait pas d’ « applis » en tout genre, qui ne contenait pas de musique, qui ne s’entremettait pas pour que je dépense du pognon pour un oui ou pour un non, qui ne me poussait pas à immortaliser ma tronche grimaçante ou celle des autres toutes les trois secondes, qui ne m’indiquait pas le temps qu’il ferait le lendemain. Il donnait quand même l’heure : 18h36, ce jour-là… Il avait (très vaguement), ou il évoquait (selon des lignes très émoussées) la forme d’une bouteille de Coca-Cola. Mais en fait, il me servait à téléphoner. Pas mal, déjà…
Enfin, enfin… j’écrivais. J’écrivais « à la main », selon une expression convenue qui cependant, pour de mystérieuses raisons, a toujours propagé en moi (et peut-être davantage encore aujourd’hui) je ne sais quel frémissement de candeur enfantine. « À la main », ça ramène comme des ondes à la surface liquide de la mémoire, où flottent et s’en vont à la dérive de modestes objets, une trousse, des feuilles à carreaux, des crayons de couleur, des tubes de colle, et des gommes, plein de gommes, j’adore les gommes… (J’aimerais m’effacer en douceur…).
Dans ce texte ou plutôt ce fragment, auquel je travaillais ce jour-là, il est question d’un James, d’une Louise et d’une Marie. Foutre de merde, je les avais complètement oubliés !… Je ne sais plus qui ils sont ni ce qu’ils sont devenus ! Enfin, peu de doute sur ce qu’ils sont devenus : quelque part dans un carton, entassés avec une foule de congénères d’encre et de papier, eux aussi relégués dans la plus opaque obscurité.
En relisant (l’écriture me paraissant assez facilement déchiffrable sur la photo), j’apprends – c’est incommensurablement angoissant, mais que puis-je dire d’autre ? – que James, un type brillant, est « issu d’un milieu modeste » et que Louise est « issue de la grande bourgeoisie ». Louise est tombée amoureuse de James pendant leurs études, et ce saligaud, qui ne l’aime pas, en a profité pour faire avec elle un « mariage avantageux ». Et si je regarde au bas de la page, à la fin de cette ébauche d’histoire bien tordue, James, une fois embourgeoisé, va se taper Marie en qui il verra ce que lui-même avait représenté pour Louise : « le phantasme de quelqu’un issu d’un milieu inférieur »…
« Putain mec ! – me chuchotait la petite voix que je devais écouter indolemment –, qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? C’est quoi cette histoire bizarroïde et ces trois zozos qui se tournent autour dans les intentions les plus douteuses ? T’as vraiment que ça à foutre ?! Va te chercher un vrai boulot, feignasse ! »
Mais ce qui me chiffonne le plus, en retombant aujourd’hui sur cette image, et en la « déchiffrant » comme si elle m’était étrangère, c’est d’avoir laissé tomber James, Louise et Marie, puis de les avoir oubliés, puis de les avoir laissé mourir dans une boîte, puis en fin de compte d’être un peu mort avec eux. J’ai laissé un peu ou beaucoup de ma peau dans le carton où ils ont atterris pour n’en plus ressortir… Je me suis enfermé avec eux. Mis au tombeau serait peut-être plus juste.
Je ne fume plus. Je ne vais presque plus dans les bars. Ni pour écrire, ni pour enfourner de la caféine. J’ai un téléphone très intelligent, véritable barnum de sons et d’images qui me « connecte au monde », qui me relie à pas grand-monde, et qui sait faire plein de trucs très malins dont je me fous royalement. Je n’écris plus « à la main ». Mais j’écris toujours (« Je n’ai pas réussi à changer le monde mais le monde ne m’a pas changé », me susurre la petite voix), et toujours (ou plus que jamais) pour personne (« mais les lecteurs, ça viendra peut-être « de surcroît »… », poursuit-elle…).
Je pense depuis un bon paquet de temps que j’écris pour pouvoir oublier sans regret ce que j’ai écrit. Transférer, transfuser l’ensemble comme le détail de ce que je sais (ou crois savoir), de ce que j’imagine et de ce à quoi je rêvasse, de mon intelligence et de ma connerie, dans une forme écrite, extérieure à mon existence physique, pour pouvoir y délester ma mémoire organique et quitter ce monde allégé. En revoyant cette page qui ne m’a laissé aucun souvenir, je me dis que j’ai foutrement bien réussi mon coup. Un peu trop, peut-être…
J’ai une passion de longue date pour le genre de la nature morte, en peinture comme en photographie. Il s’en dégage souvent, chez les grands maîtres, une émotion, une vibration, une intensité, un mystère, une forme d’inquiétude secrète qu’on ne ressent pas toujours au même degré dans les représentations humaines. Mais c’est sans doute aussi l’expression même de nature morte qui porte à une certaine rêverie mélancolique, comme si ces deux mots étrangement accolés, formant un douloureux oxymore, exerçaient une obscure fascination.
La nature peut-elle être « morte » ? La nature n’est-elle pas, par nature, chose infailliblement vivante, palpitante, respirante, y compris le minéral, y compris la nature ravagée (incendies, inondations, pollutions, etc.) qui lutte irréductiblement pour sa survie ?
Accessoirement (si l’on se réfère à l’autre grande acception de ce mot), notre nature peut-elle mourir ? J’entends, mourir « avant nous » ? Ou doit-elle nécessairement mourir avec nous ? Notre nature nous est-elle indissolublement liée ou pouvons-nous nous en délier ?
« Bien des questions, ma bonne dame… Bien des rêveries ! Que ça à foutre ? Allons, allons, tire-au-cul, va te chercher un vrai boulot ! »
Lorsque j’ai fait cette photo, je me disais que j’allais simplement et très modestement (comme un petit moment de détente dans ma studieuse immersion de scribe en milieu limonadier) tenter de composer quelque chose comme une nature morte. Peut-être ne croyais-je pas saisir sur le vif ma nature prête à mourir… Ou presque.
Lien : un très bel article illustré sur la nature morte en peinture sur Galerie-Photo, le site français de la photographie haute résolution : Qu’est-ce qu’une nature morte ?
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