Les métamorphoses

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville

Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel)

Charles Baudelaire, Le Cygne

 

 

Les téléphones ont sacrément rétréci mon bon Gégé… C’est tout petit maintenant, minuscule même quand on y pense, c’est qu’il y a tout là-dedans, on s’imagine pas, le monde entier pris dans la Toile, mais tout miniaturisé, qui aurait pu le dire y’a encore… bref passons – ça fait un paquet de temps que je suis plus dans le jeu, tu sais bien –, on dirait des jouets à deux sous, petit mais colossal, et tout le monde a le sien – je sais que tu sais mais là, faut que ça sorte, m’en veux pas –, chacun son petit talisman, faut voir comment ils s’y accrochent tous, des vraies sangsues, du PDG au smicard, de la petite collégienne à la mamie gâteau, du catho au gaucho, du végan au viandard, j’en passe et de plus croquignoles, et ça se ballade, et ça se ballade, les rues sont toujours là Dieu merci, mais pour combien de temps ?, et ça court dans tous les sens en beuglant là-dedans comme s’ils étaient seuls dans leur salon… Fini les armoires normandes en pleine rue, avec le bon vieux combiné et son petit serpent métallique au cul, qu’on prenait à pleine pogne, en le décrochant de son petit reposoir en forme de fourche… Ça avait de la gueule pourtant, mais je sais ce que tu vas me dire, je vis trop dans le passé, je suis un troubadour à la con du « c’était mieux avant », et dans vingt ans, y’aura toujours des connards dans mon genre pour regretter le bon vieux temps des téléphones portables, ces petits bidules qu’on pouvait glisser dans la poche, toujours mieux – diront les connards en question – que ces puces électroniques qu’ils auront sous la peau, histoire d’être moins encombrés…

 

Quant aux journaux, que veux-tu, ils ont rejoint les petits téléphones aussi… Des milliards de pages invisibles qu’on peut faire apparaître à volonté ! Suffit de tapoter sur son petit jouet ! C’est pas beau ça ? – je sais que tu sais mais faut que ça finisse de sortir… –, plus besoin de ces cataplasmes de distributeurs de papelard qui encombraient les rues aussi, tout comme les cabines téléphoniques… Tu vas voir qu’ils vont caleter eux aussi très bientôt… ou plutôt, on va les bannir, les expulser, les balancer dans une décharge quelconque… Rien ne dure dans ce monde, c’est un fait… Pas de quoi en faire tout un plat… Remarque en un sens, j’aimais bien… Ça me faisait penser à un alignement de petits soldats dépenaillés, paumés en rase campagne, chacun avec un uniforme différent, ou des petits droïdes des premiers temps, tout rudimentaires, pas du tout de forme humaine, enfin très vaguement, mais attachants finalement, comme des êtres pas vraiment finis, un peu patauds, un peu laissés pour compte… Comme les cabines, les taxiphones et autres encombrants qui rejoindront les cimetières idoines… Comme nous tous, tu me diras… Je suis bien placé pour le dire !

 

Tiens, à propos de ça – c’est cette histoire de grelot qui m’ y fait penser –, tu savais que Marcel, celui de la madeleine, celui du temps perdu et Dieu merci, retrouvé, tu savais qu’en son temps, il avait pris le téléphone chez lui, c’était un des premiers à l’époque, c’était pas courant du tout, ça venait de débarquer, c’est sa chère Céleste qui racontait ça beaucoup plus tard, il pensait que ce serait plus pratique pour être « relié au monde », lui qui n’aimait pas beaucoup sortir… Ah ça, il a été servi ! Tout le monde s’est mis à l’appeler… Il passait son temps – pour le coup, vraiment perdu ! – à répondre à des gens qui avaient eu la même mirobolante initiative que lui… Des gens qui avaient fait installer le téléphone chez eux, quand ce nouvel engin de communication moderne venait de sortir… Et qui avaient l’air de trouver ça tout à fait remarquable, rigolo, à la page… Eh bien figure-toi qu’au bout d’un moment, assez rapidement même, il a viré le téléphone de chez lui… Raus ! Il a balancé son abonnement aux orties… Le bougre avait compris que ça allait l’empoisonner… Qu’avec cet engin à la maison, c’était cuit pour lui et pour son travail… « Relié au monde mon cul ! », il a dû se dire… Ce qu’il faut, c’est être relié avec soi-même… S’écouter pour mieux écouter le monde, parce que dans le sens inverse, ça marche pas, mais alors pas du tout… Si tu écoutes trop le monde, tu n’entends plus rien à l’intérieur, ça bousille tout…

 

Mais de là où je te cause – et d’ailleurs, veuille bien m’excuser pour la tartine, mais y’a des moments, j’ai des coups de nostalgie, faut que ça sorte, moi-même je comprends pas très bien pourquoi –, de là où je te bassine avec toutes ces fadaises, tu sais mon Gégé, on n’a plus besoin de tout ça… Les téléphones, gros ou petits, anciens ou modernes, avec fil ou sans fil, on s’en tamponne royalement… Et les « nouvelles du monde », je t’en parle même pas… Plus rien à secouer ! Ici, on apprend vraiment à prendre des nouvelles de soi-même… Bien plus passionnant ! C’est le vrai monde, à l’intérieur… Je te retrouve aujourd’hui en goguette à Manhattan planté devant ces choses bientôt anciennes, obsolètes déjà à vrai dire, et crois bien que ça me fait plaisir de revoir ta vieille trogne, même si toi tu peux pas me voir – note bien que j’ai pas dit que tu pouvais pas m’encadrer ! –, mais j’ai quitté ce monde y’a bien longtemps déjà – je sais que tu sais mais t’inquiète, j’en ai plus pour longtemps –, et quand la balle m’a traversé, quand elle m’a troué la peau et le petit cœur qu’il y avait derrière, quelque chose m’a dit avant de passer que je resterais le même… Mais en fin de compte, les choses qui passent et ne reviennent pas, les corps et les objets, enfin tu ce que tu voudras de tangible, c’est des conneries pour ce monde plombé par la matière, ce n’est qu’une histoire d’apparence… Tu verras, c’est vraiment bien de ne plus en avoir…

 


 

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