Temps

Photo © Thierry Bellaiche

 

Mort à jamais ? Qui peut le dire ?

Marcel Proust, La Prisonnière 

 

 

« T’es hanté par la mort », il m’avait dit…

Que voilà de grands mots, Monseigneur… « hanté »… « mort »… Faut pas pousser… Halte à la pompe oratoire ! C’est pas Dieu possible, cette enflure de la langue ! Un peu de naturel, merde ! Moi pour le moment, je me ballade… Je traîne ma carcasse serait plus juste, et j’ajouterai : pour le temps qui me reste… ça doit pas faire bezef à mon humble avis, mais passons, passons, n’ergotons pas trop pour le moment, c’est pas encore l’heure du grand Jugement Dernier sémantique… Ça viendra, n’en doutons pas, et pour tout le monde… Chacun aura son lot… Son bâton de maréchal ou une corde pour se pendre, ce sera selon… Même les sourds-muets seront jugés sur leurs signes, des fois qu’il y aurait eu en eux, dans leur façon de parler, ici-bas, des erreurs un peu trop lourdes, de ces choses qui ne se disent pas, qu’on dit quand même et qui ont parfois d’incalculables conséquences… Pas de raison qu’ils y échappent, après tout ils parlent eux aussi, ils s’expriment… Eux aussi peuvent s’abaisser à faire une utilisation dévoyée, déshonorante, viciée, du langage… Tout ce qui est humain sème le désastre et la mort, l’avilissement et le reniement, même ceux qui ont pas la « tête de l’emploi » pour l’exploration des vastes régions du crime, même les gueules d’ange, et tôt ou tard, à la grande clarté ou dans les recoins obscurs de l’existence, dans la provocation imbécile ou dans le secret insidieux, forfaits et méfaits sont bel et bien faits, dûment accomplis, y’a pas plus patient et plus tenace que le mal sur ce foutu caillou, par les actes les plus malfaisants certes, mais aussi par les multiples et considérables dérèglements de la parole… Mais nous serons jugés, pas de doute… Et tout le monde y passera ! Tout le monde se présentera devant Le Verbe… Pas le choix… Faudra rendre des comptes, oui… Des comptes de l’utilisation que nous en aurons faite, de cette redoutable parole… Question de temps. Et Le Verbe, le cas échéant, se fera glaive…

 

Larbaud disait, ou plutôt s’interrogeait mélancoliquement, « Qu’as-tu fait du temps qui t’a été donné ? », c’était dans les dernières lignes d’un bien beau texte, « Paris de France », où ce bon garçon exprimait une idée que j’avais moi-même éprouvée depuis longtemps, sans doute parce que je suis né dans cette ville et que je n’en ai pas tellement bougé depuis, à part pour faire le tour du monde deux ou trois fois, une paille… C’est que pour quelqu’un qui y est né justement, et qui y est resté toute sa vie, ou à la rigueur quelqu’un qui y aurait vécu tellement longtemps depuis sa jeunesse que son origine même, je veux dire sa « véritable » origine, son vrai lieu de naissance, se perdrait à ses propres yeux dans la mélasse informe d’un passé sans substance, eh bien Paris n’est pas une « Grande ville », Paris n’est pas la « Capitale de la France », Paris n’est pas la « Ville Lumière », Paris n’est pas un monstre urbain tentaculaire et indifférencié, Paris n’est pas « La plus belle ville du monde » que tout le monde se bouscule pour venir visiter et pouvoir dire après aux potes et à la famille « J’y étais », non, Paris est quelque chose que n’importe qui en France, dans toutes les provinces, du nord au sud et de l’est à l’ouest, dans les villes, dans les hameaux, dans les campagnes, dans les forêts et dans les champs, peut comprendre et comprend naturellement : Paris est un terroir, c’est un village, c’est l’humus d’une terre modeste et familière qu’on aime parce qu’elle nous a nourri… Pas question de la prendre pour plus belle qu’elle n’est, ou pour un antre impitoyable de toutes les perditions, ou pour le reflet plus ou moins fidèle des promesses mirifiques d’un guide touristique, ou pour l’empilement fantastique sur son vaste territoire de quinze siècles d’histoire, mais simplement pour un « chez soi » auquel ses autochtones sont liés par les mêmes liens viscéraux que ceux du paysan avec sa terre séculaire…

 

Or donc, je traîne ma carcasse dans mon bon vieux village, en venant de la place des États-Unis et de la rue Galilée, puis en tournant dans la rue de l’Amiral-Hamelin et, comme une rengaine totémique, me revient la question dolente que se pose Valéry Larbaud au gré de ses propres déambulations parisiennes, et que Marcel Proust, plus que tout autre peut-être, s’est lui aussi posée… Il se l’est même tellement posée, et sans doute à une telle profondeur d’angoisse et de joie mêlées – produisant, comme pour un précipité chimique, ce qu’on appelle une nécessité –, qu’elle est devenue le sujet principal de son grand-œuvre. Un livre, un seul, que Marcel mit une quinzaine d’années à écrire, les quinze dernières, répondant ainsi par la pensée, la parole et l’action, à cette même question, à l’intérieur de son livre comme dans son existence même… « Qu’as-tu fait du temps qui t’a été donné ? »… La réponse parfaite en quelque sorte : j’ai écrit un grand livre et j’ai réfléchi au sens de la question elle-même… Je peux maintenant, au moment d’inscrire le mot fin, me présenter, l’esprit délesté, devant Le Verbe… Je crois que je n’aurai pas à rougir…

 

« T’es hanté par la mort », m’avait dit un bon camarade. Peut-être avait-il choppé cette formule à la con quelque part, dans une chronique littéraire quelconque, elle-même inspirée par d’autres chroniques, elles-mêmes puisées dans d’autres « on-dit » remontant à la nuit du Verbe, et peut-être cependant était-ce le sentiment que je lui inspirais, pour de bon. Mais il aurait pu se creuser pour trouver un truc à lui, au lieu de jouer comme un automate le théâtre poussiéreux des autres… En vérité, je ne suis pas « hanté par la mort », je me pose seulement cette foutue question que se posait Valéry Larbaud et à laquelle peu d’entre nous (car tout le monde, bien entendu, se la pose d’une façon ou d’une autre, même très vaguement) répondront d’une façon telle qu’ils s’en trouveront rassérénés…

 

Moi, ce que je sais, c’est que je me ballade… bien souvent sur un fil il est vrai, je finirai bien par m’écrabouiller quelque part, ni vu ni connu, les faux pas ne manquent pas, mais pour l’heure, je sillonne mon terroir…

 

Quand je suis tombé, peu avant l’embouchure de l’avenue Kléber, au 44 de la rue de l’Amiral-Hamelin, sur la plaque indiquant que Marcel Proust était mort dans cet immeuble (devenu l’Hôtel Elysée Union : « hôtel chic, Wi-Fi et petit déj. gratuit »), j’ai pensé que Marcel avait retrouvé le temps en se forgeant in extremis un langage à lui, à la fois naturel et sophistiqué (ou si l’on veut, naturel dans la sophistication), sensible et soucieux de vérité, en s’y tenant jusqu’à la fin, et qu’au moment de se tirer d’ici pour un autre monde ou pour le néant (lui-même ne voulait pas en préjuger), il ne quittait pas tant le trou obscur de la rue de l’Amiral-Hamelin, sise en son terroir parisien, que la douce lumière du temps qui lui avait été donné…

 


 

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