Melancholia
« La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste »
Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer
J’ai trouvé, un jour, dans une vieille boîte ouvragée, au fond d’un vieux grenier, une liasse de feuilles manuscrites. Je l’ai sortie de son écrin poussiéreux, en ai dénoué la fine cordelette qui l’entourait (horizontalement et verticalement, formant une croix par entrelacement à l’intersection centrale), me suis assis sur un reste de tonneau décrépi, et j’ai commencé à lire ces étranges feuillets. C’était la fin de l’après-midi, il faisait assez sombre dans cette soupente isolée, mais un beau rai de lumière passait tranquillement dans un petit espace entre le haut du mur de façade et, coiffant celui-ci, la bizarre retombée de longues pailles de blé, évoquant quelque chose comme une géante et touffue tignasse hippie posée sur ce modeste édifice, et servant visiblement de « toit de chaume ». Une trappe en bois fichée dans le mur était, elle, close. Je la laissai ainsi. Plongé dans le clair-obscur, je pouvais lire très facilement.
Cette découverte inopinée m’avait procuré une brutale, une intense émotion, avant même de me pencher sur le contenu des feuillets. À la vérité, je n’aurais même pas dû me trouver là. J’avais quitté Paris précipitamment, à la suite d’une certaine déconvenue dont il serait de peu d’intérêt de dévoiler ici la teneur, pour me réfugier à la campagne, dans le département d’Eure-et-Loir, non pas chez des amis, mais chez des amis d’amis, lesquels avaient eu l’obligeance, sur la demande insistante de nos amis communs (et cette insistance fut loin d’être superflue), de bien vouloir m’accueillir pour quelques jours. Obligeance relative toutefois, car préférant que je ne figure pas tout à fait dans leurs meubles, ces bonnes gens m’avaient alloué un petit cabanon assez rudimentaire, à quelques centaines de mètres de leur belle demeure ceinturée par de hauts murs eux-mêmes hérissés d’un attirail assez sophistiqué, sorte de herse fort dissuasive visant à l’électrification (et bien peu à l’édification) d’éventuels intrus. Je me trouvais donc résider « hors les murs », à la lisière d’un bois tout à fait avenant, où le hêtre altier, élégant, élancé, féminin, et cependant discret et accueillant, régnait en maître débonnaire. J’atterrissais de ce fait, assez content de mon sort finalement, en pleine nature, dans cette sorte de chambre d’amis pour ceux qui n’en étaient pas vraiment, voire pas du tout… Pour des invités à placer ban du palais bunkerisé… Loin des ors et des festins de la belle et hautaine maison… Tout à fait dans la ligne de toute mon histoire, me dis-je en passant… Et non loin de mon cabanon privatif (que je préférais de toute façon aux fastes domestiques qu’on ne m’avait pas proposés), j’ai donc découvert l’existence de ce grenier, isolé lui aussi, davantage même, légèrement enfoncé dans le bois, entouré de hautes herbes sauvages, et dont l’apparence pauvre, rugueuse, délaissée, « oubliée » pourrais-je même dire, m’avait fortement ému, un peu comme si j’avais retrouvé, des années après l’avoir perdu de vue, un vieux camarade tombé dans la misère. Je décidai alors – dénué de toute autorisation – de me livrer à son exploration sans le moindre scrupule. C’est ainsi que je suis tombé sur cette boîte aux manuscrits.
Dès après la lecture de quelques lignes tracées d’une écriture ferme, délicate, appliquée, légèrement penchée et assez régulière, comme celle d’un étudiant sérieux et doté de pas mal de plomb dans la tête, je me suis rendu compte que le document que j’avais trouvé n’était pas aussi vieux que les conditions à la fois rustiques, reculées et romanesques de sa découverte me l’avaient d’abord laissé penser. Il ne portait aucune date, mais quelques indices, au fil de ces propos écrits, indiquaient assez clairement que ces feuillets n’avaient pas pu être rédigés avant les années 1990. Par exemple – on le verra – une référence au « wingsuit », sport extrême qui n’a vraiment pris son essor (c’est le cas de le dire) qu’à la fin de la décennie 1990. Ou ces petits vers charmants dans lesquels des « fers à repasser » jouent un rôle central, et qui ne semblent pas pouvoir reléguer leur auteur en des temps trop antiques. En revanche, aucune trace d’une quelconque identité de l’auteur.
Qui était-il ? Ou qui est-il ? Pourquoi avoir enfermé ces feuillets anonymes dans une boîte, laquelle traînait, parmi d’autres objets hétéroclites, dans un petit grenier isolé, lui-même sis dans une hêtraie solitaire ? L’image même du plus absolu abandon… me dis-je en passant. Pourquoi avoir « voulu » (mais était-ce bien une volonté de l’auteur ?) donner ce tour de théâtralisation (à la limite même – si l’on tient à le passer à la lessiveuse du mauvais esprit – un peu ridicule) à l’abandon « manifeste » de cette boîte, dans un grenier, en pleine nature ? Etait-ce pour qu’un éventuel (et même probable) découvreur s’en trouve impressionné – comme par une impeccable machinerie théâtrale – et lui accorde dans ces conditions une valeur que l’auteur lui-même n’aurait pas accordé à ses propres manuscrits ? Je n’en sais rien, et n’en saurai probablement jamais davantage. Je n’en ai pas parlé à mes hôtes lointains et dûment fortifiés qui eux-mêmes ne m’ont jamais beaucoup parlé. Je me suis contenté de recopier, dans le temps de mon séjour, les premières notes de ces feuillets (elles étaient toutes précédées d’un chiffre romain), après quoi j’ai reconstitué « à l’identique » la liasse, laquelle j’ai remise dans sa boîte, laquelle j’ai remise à sa place, celle de son secret, dans cette soupente oubliée. Et je suis parti.
Dois-je dire que j’ai pris un certain goût à ces textes en général assez brefs, relevant plus du Recueil d’aphorismes (ou plus généralement, de « pensées » ou d’ « improvisades à l’italienne ») ou tout simplement du Carnet de notes, que de la volonté de donner une œuvre structurée et patiemment rédigée ? Il régnait dans cet ensemble que l’on peut qualifier de disparate une coloration, toutefois, me semble-t-il, assez homogène : celle de la mélancolie. M’y suis-je vu, perçu comme dans un miroir de mon propre tempérament ? Les conditions très particulières de ma lecture (déconvenue préalable, fuite précipitée de Paris, soudaine solitude dans la campagne, découverte un peu rocambolesque du manuscrit) m’avaient-elles en quelque sorte imprégné d’une disposition à la mélancolie plus forte qu’à mon habitude, me rendant ainsi exagérément sensible au « message » que je recevais à travers ces notes ? Toujours est-il que beaucoup des considérations que j’ai découvertes à ce moment-là, dans ces quelques feuillets, résonnèrent en moi avec la vigueur délétère d’une sorte de délectation morose, tout à fait en accord avec la nature même du lieu et du séjour d’exilé que j’avais été amené à connaître, jusqu’à échouer dans ce vieux grenier… Toute littérature, aussi humble paraisse-t-elle parfois – me dis-je en passant… –, n’est-elle pas faite pour trouver en nous, pour susciter, pour révéler parfois de ces joies qui sans être nécessairement des joies « positives », sont en revanche bien souvent des joies « tristes », étrangement faites du mélange inextricable du malheur d’être et du bonheur de comprendre ?
Au nom de tous les anonymes, ceux que nous sommes tous, même lorsque nous ne le sommes pas tout à fait, au nom de toutes les histoires que nous ne connaîtrons jamais (nous qui parfois en connaissons beaucoup), au nom de l’obscurité impénétrable de tous les destins, au nom des myriades de noms qui comme les hommes, naissent et disparaissent, au nom des secrets qui dans nos existences occupent la place d’un cosmos infini relativement à la minuscule planète des choses que nous pouvons connaître et de celles que nous pouvons révéler, je reproduis ici quelques-unes de ces notes resurgies du néant…
Ne sont-ce là que vaines « curiosités », comme il en traîne peut-être dans des millions de tiroirs et qui finiront dans le même trou impersonnel que le corps de leurs auteurs, n’est-ce là qu’une aimable bimbeloterie qui aurait dû demeurer dans la boîte-mystère d’un mystère bien peu mystérieux, n’avons-nous affaire qu’à un enfilage de perles comme en égrènent parfois certains cerveaux ennuyés, en mal d’amicale et bienveillante compagnie ?
Ce sera à toi, lecteur, d’en juger…
*
I – Ah ma toute belle, faites donc moins de bruit !
Que diable (ou Lucifer !) voulez-vous faire de vos six fers… à repasser ?
Vos six fers ! Vos six fers !
Avec cinq de moins
Ma chemise blanche
Resplendissait
II – Je suis en moi-même. Avoir peur de la mort, c’est aimer la vie. Je précise : ceux qui ont le plus peur de la mort sont ceux qui aiment le plus la vie. Ils craignent (le mot est faible) de quitter (pour où ? pour quoi ?) ce qu’ils aiment et savent aimer. De ne jamais le « retrouver ». Logique. Les pauvres… Ceux qui n’aiment pas la vie ne craignent pas la mort. Je ne crains pas la mort (piètre consolation à mon désamour de la vie, pensera-t-on peut-être). Je la souhaite.
III – Je suis au bord de la mer. C’est mon anniversaire. Je ne souhaite pas qu’on me le souhaite, ou plus exactement, je souhaite qu’on ne me le souhaite pas.
IV – Je suis à la montagne. Les wingsuiters ne volent pas, ils fendent l’air comme des oiseaux psychotiques, monomaniaques, des oiseaux qui n’auraient pas appris à voler, comme on dit de certains hommes qu’ils n’ont pas appris à vivre. Belle tentative toutefois… pour des hommes « volants ».
V – Je suis dans une province rurale, très rurale. La campagne est trop belle pour être regardée. L’on dirait un dieu dont on n’aurait pas le droit de regarder la face. Ou à ses risques et périls. Partout, des végétaux inimaginables, aux formes infiniment renouvelées, des roches au calme serein comme la douce mort, des cours d’eau de différentes proportions et conditions, comme l’entrelacement des classes sociales dans une société hiérarchisée, des animaux vivant en bonne intelligence mutuelle, y compris celle de la normale prédation… Mon cœur saigne de ne pas mourir ici, immédiatement.
VI – Je suis dans une ville. Une ville inconnue. Du moins, une ville que je ne reconnais pas. Pourtant, certains détails, dans ma vision d’ensemble, me rappellent une ville. Plusieurs villes ? Suis-je en train de rêver ? Ici un bout de Milan, là un bout de Bruxelles, plus loin un fragment de Lyon… Les monuments, les rues, les lampadaires, les fenêtres, les affiches, les arbres, les travaux, les bouches de métro, les voitures, les poubelles, les portes cochères, les flics, les chiens, les vitrines, les caniveaux, les belles dames, forment une sorte de tour de Babel, disséminée un peu partout, chacun y parlant son propre langage, inconnu de tous les autres. Je n’aime pas les voyages. Je leur préfère la douce mélancolie, l’ennui, la monotonie, des points fixes.
VII – Je me méfie (j’ai appris à me méfier) des gens qui « aiment voyager ». Pas stables, pas fiables, vendraient père et mère pour alimenter leur marotte, « bouger ». Egoïstes et superficiels, souvent. J’exclue de cette catégorie les beaux écrivains voyageurs (comme on dit), qui eux se sont arrêtés, fixés en un endroit et en une durée (mais aussi et surtout en eux-mêmes) pour restituer leurs voyages. Stevenson, chouchou particulièrement chéri.
VIII – Trous de mémoire = gouffres d’angoisse
IX – Il faut de tout pour faire un monde = il faut de tout pour faire chier le monde
X – L’art de vivre à contre-temps : j’ai déposé le brevet.
XI – Ce que j’ai le plus aimé de la vie, je ne l’ai toujours obtenu que contre elle.
XII – Mélancolie, amour de ma vie, tu me séduis et me réduis. Tu m’enchantes et me désenchantes. Tu me maintiens en vie et me tues à petit feu. Melancholia, Melancholia, je suis là, je suis las, à tes pieds… Pourquoi cette douloureuse joie de savoir que tu es là, jamais lasse ?
XIII – Mon bon Perec, mon bel amour, ma déchirure, terminait ainsi son « Cabinet d’amateur » : « Des vérifications entreprises avec diligence ne tardèrent pas à démontrer qu’en effet la plupart des tableaux de la collection Raffke étaient faux, comme sont faux la plupart des détails de ce récit fictif, conçu pour le seul plaisir, et le seul frisson, du faire-semblant ».