Sous le tablier

Photos © Thierry Bellaiche

 

À Didier Betmalle, artiste multiple et multiplement fin, constant, généreux, et d’une profondeur une

 

*

 

À LA FIN tu es las de ce monde ancien

Guillaume Apollinaire, Zone (« Alcools »)

 

 

Et moi je suis las de ce monde nouveau…

 

Non mon Guillaume, la religion n’est pas, n’est plus, mais alors plus du tout, « restée simple comme les hangars de Port-Aviation »

 

Te dirai-je que j’aimerais « vivre dans l’antiquité grecque et romaine » ? Je ne sais mon Guillaume, vraiment, je ne sais… Tout sauf ce que je vois aujourd’hui serait sans doute ma réponse la plus facile… Faut-il que je la prononce ? Ce que je sais, c’est que tu ne reconnaîtrais plus rien ici, et ce que je ne sais pas, c’est si tu aimerais cela… Enfin, je dis que je ne sais pas, mais je crois savoir… Je crois seulement… Ou j’aime à croire… Histoire de me sentir moins seul peut-être… Est-ce toi ? Est-ce moi ? Ne fais-je que répondre à ta place, croyant te connaître mieux que toi-même ? Mais tout de même… Reconnaîtrais-tu la France, ta France, toi l’étranger si français ? Reconnaîtrais-tu Paris, ta ville, ton cher village d’Auteuil, toi le Parisien parisianissime ? Reconnaîtrais-tu, Guglielmo Alberto Wladimiro Alessandro Apollinare de Kostrowitzky, génie français dans toute sa splendeur, reconnaîtrais-tu le pont, ton pont Mirabeau près duquel sévissent maintenant les « Ciments et Chaux » Lafarge et sous lequel coulent, plutôt que nos amours, cadavres et vélos ? Oui, j’y ai vu, sous ce pont de mon village, de notre village, j’y ai vu des cadavres passer, oui, de vieux vélos au fond de l’eau… Verrais-tu, partant du quai, ce « large chemin sablé qui mène à un grand théâtre en bois, monument bien imprévu à cet endroit et que l’on appelle la salle Jeanne-d’Arc » ? Assisterais-tu aux représentations mondaines et gentiment confidentielles de La Passion de N. S. Jésus-Christ ? Croiserais-tu à ses abords le « Christ d’Auteuil » ? Ou ce « baron de la Bourse converti » qui « joua peut-être à la perfection, dans un salon, le rôle ingrat de ce saint caïnite, Judas, qui commença par la finance, continua par l’apostolat et finit en sycophante » ? Tu ne sauras jamais – mais je sais que tu sais – ce que tes rêveries, tes souvenirs d’Auteuil, moi qui en suis circonvoisin depuis si longtemps, ont pu, peuvent me réjouir le cœur jusqu’en son fond le plus enténébré (de naissance, dois-je le préciser ?)… Mais il n’y a pas qu’Auteuil qui a changé, loin de là, et Auteuil est bien loin d’ailleurs d’endosser le pire de ces changements, bien loin, bien loin, bien loin… Auteuil est encore un village gaulois dont l’Astérix s’appellerait l’Argent et l’Obélix le Christianisme. Efficace. Comme quoi… Mais si tu voyais (Dieu merci tu ne peux pas !) ce qu’est devenue la France… La France ? C’est où ? Plus ici, j’ai bien l’impression… Ne suis-je qu’un odieux « bien-pensant » en ne parlant que des « changements d’Auteuil »… de Lafarge, de cadavres et de vélos… ou de la disparition de la salle Jeanne-d’Arc… pour ne pas parler d’autre chose ? De l’essentiel ? Oui, à ma grande honte, je le suis. J’ai peur. J’ai peur de parler crûment de l’essentiel du pire de ces changements… Et la peur – humaine, très humaine, certes – rend toujours un peu con, un peu lâche, un peu impuissant. Ou beaucoup… Enfin, ça dépend des moments à vrai dire. On se rassure comme on peut…

 

Quels rêves, quels émois, quelle raison de vivre (je te vois sourire mais je n’exagère pas !), m’as-tu donné, me donnes-tu encore, me donneras-tu toujours, Guillaume, avec ta resplendissante simplicité, cette poésie (quel mot ridicule !) que tu donnes, que tu laisses couler comme la Seine à sa source, et qui semble sortie du monde même, ici comme une plante modeste et sublime dans une prairie au milieu de mille autres, là comme un poteau télégraphique aussi beau dans la noire lumière du soir que les plus beaux marbres antiques au soleil de midi !

 

Las de ce monde nouveau, c’est peu dire… Je n’aurai pas l’ingratitude, je ne te ferai pas l’affront de te dire que tu m’y as laissé seul, tu es là, tu es là, tu me soutiens, tous les jours… Comme la corde soutient le pendu ! Tu souris encore mais je préfère encore ça, cette douce corde du passé, de ton passé, à bien des choses que j’y vois, à bien des choses que j’y entends, à bien des choses que j’y comprends, ou que je crois y comprendre, de ce monde nouveau… Lafarge fait beaucoup de bruit du côté du pont, mais c’est bien toi que j’entends là-bas… Je t’entends, en moi-même… Du parapet, on voit toujours Mémère, « Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin », oui ça c’est toujours vrai, de loin, de plus en plus loin… Enfin, c’est peut-être moi qui veux y croire encore… Bergère, troupeau, bêle… Pas si sûr finalement… Comme qui dirait que c’est plus vraiment le « champ sémantique » des temps nouveaux, c’te bonne blague ! Les camions aux corps obèses tournoyant sur eux-mêmes comme de dures et revêches barbes à papa motorisées vont et viennent à longueur de journées, le tablier du pont est noir de goudron, lisse comme de bien conformes pensées, les pales de la roue à aubes du Mississipi font pâle figure au pied d’Abondance et de Commerce, les pompeuses mais si attachantes allégories de cet excellent dingo d’Injalbert… Le bateau-restau reste à quai la plupart du temps. La classe moyenne va y bouffer tous les jours en pensant mener croisière sur le fleuve du même nom, et paye l’addition (pas donnée) avant d’aller retrouver les barreaux de ses open-spaces jusqu’au soir dûment salarié… La nuit venue, ça baisouille aussi un peu sous le tablier, sur le macadam du port de Javel, plus précisément sous le chevêtre (celui de la rive gauche seulement, jamais rien sur la rive droite, va savoir pourquoi…), pas loin de la pile-culée, au nom prédestiné ! Les capotes traînent au petit matin comme des limaces baveuses, et les amants ont disparu… Mais que dis-je ! Les pauvresses sans identité ont gagné leur croûte, et les bons pères de famille ont rejoint le lit conjugal…

 

Las de ce monde nouveau, las de moi-même dans ce monde nouveau devrais-je plutôt dire… Toi, tu es parti à temps… Jeune, mais à temps… Qu’est-ce que ça pouvait bien foutre de toute façon, et pourquoi la vie devrait-elle être aussi désespérément longue ?… Pour moi, tout a commencé avec un gros coup de malchance : je suis arrivé trop tard… Trop tard pour avoir chance d’appartenir vraiment au monde qui fut le tiens… Les guerres ? Les deux guerres ? Quelles guerres ? Ce que nous « vivons » aujourd’hui est bien pire que tout, quitte à ce que je passe pour un connard, un ingrat, un inconscient, ou tout ce qu’on voudra de la même eau… Ça commençait mal pour moi, donc… Et comme faisait dire ce bon Bill (tiens, un autre Guillaume ! Grand-Breton celui-là…) à l’affreux mais si proche et si compréhensible Macbeth : « Ce qui commence par le mal prospère par le mal »… Je te laisse imaginer la suite : ça pouvait pas s’arranger… Je n’y durerai pas, c’est pas plus mal, je n’y tiens pas de toute façon. Cela dit, je te prie de le croire, sans aucune pleurnicherie obscène destinée à me faire plaindre. Surtout pas. Je constate. Et le moment venu, je mettrai les voiles, sans regrets – sauf pour le sort du monde… et celui de notre France, tout particulièrement.

 

Oui mon Guillaume, moi aussi j’ai vu ce matin « une jolie rue dont j’ai oublié le nom »… Je dois te dire que cette rue que j’ai vue ce matin, tout comme celle où tu as vu, ravi, « Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes », cette rue que j’ai vue ce matin, n’était pas en Europe. « Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme », combien tu avais raison… Mais beaucoup d’ingrats l’ont oublié et nous ont foutu dans une belle panade en le considérant, en le méprisant comme une antiquité d’églises et de musées… Quand on mord la main qui nous a nourris, faut pas s’étonner d’être bouffé à son tour un jour ou l’autre… Et sur la beauté implacable des paysages industriels également, tu t’es pas gouré, « J’aime la grâce de cette rue industrielle » disais-tu, je ne l’ai jamais oublié… En passant dans cette rue – c’était quelque part en Asie, sur une île… – j’ai pensé à toi comme la corde « pense » au pendu… L’image t’aurait-elle plu ? Quel bordel magique, magnifique, amphigourique, tous ces fils tendus grâce à des poteaux électriques posés n’importe comment ! À la bonne fortune des ingénieurs poètes ! Et ces isolateurs en forme de petits accordéons verticaux ou d’improbables lampions cylindriques noirs comme des corbeaux, certains droits comme des i, d’autres complètement de traviole ! Et ces lignes noires courant dans le ciel pour apporter lumière et chaleur dans les plus humbles demeures… J’ai pensé à toi je te dis !

 

Oui mon Guillaume, j’ai vu ça ce matin… ou un autre jour. Qu’importe ? Ici, les poteaux n’ont plus très bonne presse. On ne veut plus voir les fils qu’ils font courir dans les hauteurs urbaines ou rurales. On n’aime pas le ciel enchevêtré. On les a enlevés quand on pouvait. Tout est sous terre. Il y a de beaux ronds-points dans les campagnes. Tous plats. Tous nets. À Paris, dans notre village, reste le pont Mirabeau. Et les limaces de la misère sous son tablier.

 


 

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