Ombre et lumière

Photos © Thierry Bellaiche

 

 

Ça chauffait ce soir-là au St-Nick’s Jazz Pub, à Sugar Hill, nord de Harlem. Pas de quoi en faire des caisses, mais y’avait un White sur scène, et ça plaisait pas à tout le monde. À pas grand-monde, en fait… Que venait donc foutre ici ce foutu redneck, cet enfoiré de hillbilly, ce putain de bumpkin tout excité ? Fallait voir la bobine des autochtones dans la salle, cet air pincé qui voulait avoir l’air normal, cette gêne polie sur tous les visages, ou à la rigueur chez certains l’amorce crispée d’un sourire bienveillant, les épaves percées de Holcombe Rucker Park venues se réchauffer en écoutant la bonne vieille zik des bros, les putes insomniaques de St. Lenox Terminal à cours de viande blanche avariée, posées comme des valoches cabossées à la consigne, les culs-bénis réprouvés de Bethany Baptist Church aux yeux exorbités, réfugiés là comme dans une chapelle salutaire du Perpétuel Secours, et même des ex-gardiens de nuit du bien nommé Dawn Hotel voisin, congédiés à la chaîne pour cause d’endormissement intempestif au petit matin sous l’effet de substances récréatives mais peu compatibles avec les exigences du service, bref du beau monde fort hétéroclite mais qui avait le blanc-bec dans le même collimateur, alors même que le gars, pas mauvais du tout, se donnait comme un beau diable au clavier, entouré d’ailleurs de musiciens, contrebasse, batterie, trompette, tout aussi doués et débridés mais normaux en ce lieu.

 

C’est quoi être « normal », je me disais, moi que personne ne voyait… Et pour cause, je n’étais pas là… Enfin, j’y étais sans y être, pas facile à expliquer. Un rêve est parfois une sorte de vision sans corps, je veux dire… merde quoi, une vision sans la présence de son propre corps, comme si on assistait à une scène avec le statut privilégié d’un ectoplasme, d’un être complètement désincarné mais capable de percevoir et de mémoriser les choses de la chair, ou d’une petite souris qui voit tout et dont tout le monde se fout… Ça file une drôle d’impression, entre puissance et angoisse, grâce et malédiction, élan vers le monde et profonde solitude… Au réveil, le corps lourdingue, j’avais des images et des noms dans la tête, je me souvenais du « vrai » St-Nick’s Jazz Pub, des années auparavant, et des noms, et des lieux, et des visages, et des rages, et des regards tordus, et des destins brisés, et des morts subites, et des résurrections et autres miracles, que j’avais croisés à Harlem… Je me suis levé et j’ai regardé ma tronche dans le miroir poussiéreux. J’ai vu le noir et le blanc tournoyer sur ma face comme des reflets successifs d’ombre et de lumière au bord d’un lac, à la surface d’une eau calme, doucement ombragée, avec un petit vent tiède dans les branchages qui fait vibrer la lumière, et cette beauté simple et si profonde des mutations fragiles et insaisissables et éphémères et imprévisibles du monde vivant, qu’on pourrait contempler des heures, toute une vie pour ce qui me concerne…

 

Un jour, je saurai peut-être ce que c’est qu’être normal, je me suis dit.

 


 

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