Épiphanie
Photo © CNC
Certes, voir Marcel Proust, en l’an 2017, pour la première fois dans un film, quelques secondes (à peine deux, à vrai dire) du défilement d’un bout de pellicule retrouvé du cinématographe qui n’avait alors pas encore dix ans d’existence, n’ajoute strictement rien ni à l’attachement profond que l’on peut éprouver (et que l’on éprouvait depuis longtemps déjà) pour son œuvre, ni à sa compréhension intime, ni au temps long nécessaire à l’immersion bienheureuse dans À la recherche du temps perdu, ni à l’image fluctuante et complexe que l’on a pu se former de l’homme non seulement par la photographie mais par l’accumulation des témoignages laissés (de son vivant comme après sa mort) par le grand nombre de ceux qui l’ont connu à différentes époques de sa vie, et pas même à la biographie anecdotique de l’écrivain dont on savait déjà qu’il avait assisté au mariage religieux d’Armand de Gramont, duc de Guiche, et d’Elaine Greffulhe, le 14 novembre 1904 en l’église de la Madeleine à Paris.
Mais alors… Alors d’où vient que l’on ressente un tel étonnement, un tel ravissement, un tel sentiment de découverte, une émotion si « nouvelle » face à cette fugitive et dérisoire apparition-disparition, cet impromptu fantomatique d’un homme en redingote gris-perle et chapeau melon dévalant les escaliers de la Madeleine (un comble !) après une cérémonie de mariage, parmi une foule d’autres invités que l’on regarde à peine et qui semblent confondus dans une sorte de vibrionnant anonymat mondain, toile de fond monochrome et saccadée, ou vague déferlante piquée de l’écume de chapeaux haut-de-forme, de plastrons plastronnant, de robes longues à manches bouffantes, de chapeaux à vraies plumes et à faux fruits, d’un bon stock d’ombrelles et de cannes, et du clapotis toujours recommencé de viriles moustaches ? D’où vient donc ce saisissement étrange qui nous étreint pour si peu de choses ?…
Marcel Proust a donné lieu, pour des raisons qui mériteraient de longs développements qu’il n’est pas question de donner ici de manière impromptue, à la formation non seulement d’un mythe littéraire absolu, parce qu’il nous a offert l’une des plus belles et profondes œuvres qu’un cerveau humain ait jamais pu produire, mais à une sorte de légende personnelle comme peu d’écrivains ont pu en cristalliser autour de leur seule personne et de leur seul destin (le marquis de Sade en est un autre exemple, un autre « cas », pour de tout autres raisons, pas davantage de mise ici). Ce serait peu de dire qu’il a créé (et que l’on a voulu voir en lui, presque à l’excès) ce qu’on appelle un « personnage » en lieu et place de sa propre personne, et qu’au regard d’une vie extérieure finalement assez commune pour un bourgeois de l’époque, de surcroît essentiellement consacrée dans sa dernière partie au seul travail sur son grand-œuvre, ce « personnage » a peut-être pris une importance démesurée dans notre imaginaire collectif, au détriment de l’œuvre, qui seule et entière (comme il le voulait et l’espérait, et même en était intimement convaincu) devrait retenir notre attention, notre concentration, notre affection… Comme le remarquait finement Matthieu Galey, « La vie de Proust, sans intérêt, sans aventures ni voyages, on s’en passionne pourtant : elle devient un roman, à cause du sien ». Son seul nom est connu de tous, ce qui n’est certes pas le gage ou la preuve (malheureusement) de la connaissance de son œuvre par les mêmes, ce qu’il aurait d’ailleurs sans nul doute amèrement déploré. À Bernard Grasset, en février 1913, préparant avec l’éditeur la publication à compte d’auteur de Du côté de chez Swann, il écrivait : « Mon intérêt pécuniaire est moins grand pour moi que la pénétration de ma pensée dans le plus grand nombre possible de cerveaux susceptibles de la recevoir ». C’était assez dire que son propre « cas », au sens de tout ce qui pouvait toucher à sa personne, à son image ou à ses intérêts immédiats, l’intéressait assez peu, entièrement dévoué qu’il était à son travail et à l’inscription de celui-ci dans la seule forme matérielle (une publication en bonne et due forme) capable de se transformer en énergie spirituelle chez les autres…
Cependant, nous nous intéressons aussi à lui. Nous découvrons aujourd’hui, avec un sentiment très enfantin de pur émerveillement, grâce à l’exhumation d’un petit film anodin, le pas alerte d’un homme qui pourrait être lui, au milieu d’une foule d’autres personnes qui nous sont parfaitement indifférentes. Et nous en sommes touchés comme par un événement réjouissant pour des raisons intimes, et c’est là une chose assez inexplicable…
Lorsque j’ai commencé à lire La Recherche à l’âge de dix-sept ans, recevant brutalement comme l’épiphanie d’une beauté et d’une force insoupçonnables jusqu’à ces premières secondes de basculement où je suis entré dans Du côté de chez Swann, je n’ai pas seulement découvert l’expression totale, particulière et merveilleuse d’un homme qui avait voulu me la communiquer, et se transmettre entièrement dans son œuvre, mais sans doute (et par-dessus tout) la possibilité d’aller moi aussi à la recherche de la forme et du sens de ma propre existence, celle-ci dût-elle être bien moins aboutie que celle dont j’avais l’expression parfaite sous les yeux. Plus tard, inévitablement, je me suis intéressé à sa vie « réelle », à sa « biographie » comme on dit. Parfois avec un grand intérêt, parfois avec un sentiment d’ennui, de lassitude et de vacuité. Et comme tout le monde, bien sûr, j’ai été très ému de le voir cavaler sur les marches de la Madeleine en 1904. Mais Dieu et Marcel merci, je conserverai surtout, jusqu’à la fin, l’image juvénile, purement intérieure, invisible mais d’une présence absolue, de l’épiphanie première, quand le texte m’a offert la révélation de la littérature et de la vie mêlées…
Voir aussi l’Impromptu du 10 juillet 2016 : Marcel
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Lien : le film sur le site du ma gazine Le Point : Et soudain apparaît… Marcel Proust
Betmalle 17 février 2017 (16 h 10 min)
Magnifique texte Thierry, intelligent et cascadeur, alerte tel un gymnaste heureux, exprimant la plénitude de ses moyens, conscient de l’harmonie profonde qui se manifeste entre l’occasion offerte, ces deux secondes d’apparition, ce déclencheur de la réminiscence, batoude qui lance l’acrobatie verbale au moment vrai et passé de l’épiphanie de tes dix-sept ans.
thierrybellaiche 17 février 2017 (16 h 46 min)
Merci beaucoup Didier, nul doute que tu t’es élancé sur la même batoude, tes prouesses verbales et visuelles le montrent régulièrement et sans faillir…