Qui surveille qui (et réciproquement) ?

Photos © Thierry Bellaiche

(Cliquez sur les flèches latérales pour le défilement des photos)

 

 

Comme souvent quand on se ballade avec son petit appareil photo et qu’on a développé par ailleurs la manie de s’en servir « à tout bout de champ » (ce qui est en l’espèce vraiment le cas de le dire, étant donnée l’impressionnante polysémie du mot « champ » dont l’une des acceptions non-agricoles les plus récentes se rapporte précisément à l’objectif – c’est-à-dire au but comme au système optique – de la photographie), on finit par tomber sur des moments et sur des motifs « à saisir absolument » (c’est du moins ce que l’on se met à croire complaisamment – la facilité de la prise de vue numérique aidant – et d’une façon légèrement compulsive), un peu comme dans ces libellés (trop) prometteurs d’annonces commerciales qui vous enjoignent avec une énergie presque comminatoire de « SAISIR UNE OFFRE UNIQUE !!! », à défaut de quoi – faut-il comprendre dans le sous-texte et dans les menaçantes lettres majuscules assaisonnées d’une bonne poignée de rogues points d’exclamation dudit libellé – vous seriez un foutu tocard, un pauvre type incapable de profiter des bonnes affaires que la Providence (et accessoirement, l’intérêt vorace du vendeur) vous envoie bénévolement…

 

Ce jour-là, en errance dans ma bonne ville de Paris où je n’avais sans doute rien de mieux à faire (ce qui n’était pas d’une extrême originalité me concernant), j’ai dû me dire que je devais « saisir absolument », à travers le champ laissé libre par la vitre baissée côté passager de sa sombre berline, ce type assis au volant, le buste tourné vers sa gauche (vitre baissée également), en train de regarder vers un fourgon de police, qu’on n’appelle plus guère « panier à salade » mais qu’en revanche on appelle parfois encore « fourgon cellulaire », ce dernier adjectif pouvant, en forçant un peu le trait rhétorique, être lui aussi associé au champ sémantique de la photographie, lequel comprend en bonne place dans son panorama la cellule photoélectrique, dont la plupart de ceux qui possèdent un appareil photo numérique ne savent peut-être pas qu’il en contient une, intégrée à l’appareil et destinée au réglage de la durée d’exposition. Words, words, words, passons…

 

Le monsieur, donc, habillé d’un fort joli costard sombre à rayures claires, mate les flics. Ou plutôt un véhicule qui les représente. On ne voit pas son visage car la position angulaire du corps par rapport à l’objectif fait qu’il tourne le dos (ou plus exactement l’épaule droite) à cette présence occulte (il ne me voit pas) et inquisitrice (qu’est-ce qui me prend de photographier à son insu, placé derrière lui, ce type qui ne m’a rien demandé ?). On ne peut donc pas distinguer l’expression de sa physionomie. En revanche sa main droite, moins nettement visible que le haut de son corps, mais que l’on peut apercevoir à travers la partie encore émergée de la vitre côté passager (partie vitrée reflétant un morceau de façade baroquo-rococo d’immeuble haussmannien dans le quartier de l’Opéra), se relève dans un mouvement de circonspection agacée qui semble « dire » : bon Dieu, qu’est-ce que vous venez encore foutre ici ? Vous trouvez qu’on ne vous voit pas assez ? Et qu’allez-vous faire maintenant ? Venir me contrôler et fouiller ma bagnole ?

 

Détail 1 de la photo "Qui surveille qui ?"

Détail 1 de la photo « Qui surveille qui ? »

 

Geste très « latin » de la main relevée dans un rapide mouvement tournoyant, censé exprimer (avec cette main seule ou renforcée par la parole, mais la photographie, contrairement à sa petite sœur cinéma, est restée muette, ce qui a permis de lui conserver l’un de ses divins avantages originels : le Saint-Silence…) une interrogation ou un désappointement, comme si le corps avait besoin de suppléer ou de compléter la langue sonore et articulée, impuissante à livrer seule toute la teneur de certains messages trop riches en émotion (colère, incompréhension, révolte, etc.).

 

Cependant, la question qu’on peut se poser en regardant cette photo n’est pas tant celle des discours hypothétiques qui se trament dans la tête de l’observateur des flics (suppositions d’ailleurs un peu vaines puisque ce cliché ne parlera jamais – il ne se mettra jamais à table… – et que par conséquent il ne les étaiera d’aucune vérification certaine), que celle du point de vue inhabituel qu’elle « met en scène ». Ou plutôt, des points de vue. Car si l’observation (à distance et un peu planquée) de la présence policière par un simple citoyen assis au volant de sa voiture produit un étrange effet d’inversion des rôles, le point de vue du photographe lui-même sur l’observateur de flics n’est pas moins « irrégulier » ou « déséquilibré », dans la mesure où cet observateur ne se sait pas observé et que s’il s’en était aperçu, cette situation anormale ne se serait peut-être pas prolongée, et le monsieur en question serait peut-être descendu de sa bagnole pour me foutre son poing dans la gueule… Cela ne s’est pas produit, Dieu merci, et du reste, je ne sais pas davantage si les flics observés (notons d’ailleurs que ceux-ci sont hors-champ de cette photo, contrairement à leur fourgon), se rendant compte du collimateur dans lequel ils se trouvaient, sont venus rendre une visite plus ou moins amicale à leur observateur « non autorisé » (comme je l’étais moi-même dans son dos, donc). Il valait sans doute mieux que tout ce petit monde, moi compris, rentre chez soi, peinard, ni vu ni connu… Rien ne vaut la paix civile la plus anonyme, dans l’inclusion parfaitement indifférente ou interchangeable de tous les points de vue. Pas très gai, mais très vrai, à mon humble point de vue… 

 

Reste le monsieur en tout petit, à gauche du cadre, en flou pas du tout artistique, visible à travers la vitre arrière côté gauche de la voiture, en train de photographier Dieu sait qui ou Dieu sait quoi, en direction d’un autobus. J’espère que sa photo a été réussie. Autre point de vue, perdu à jamais dans l’infinité éphémère des regards mortels en circulation dans ce monde…

 

Détail 2 de la photo "Qui surveille qui ?"

Détail 2 de la photo « Qui surveille qui ? »

 

Mais il reste un point de vue occulte dans cette photo, perceptible toutefois dans le reflet ocre du bout de vitre (tout point de vue n’est-il pas avant tout un reflet sur notre rétine ou sur la surface d’une simple photographie ?) : qui ou quoi surveille donc, avec ses deux yeux caverneux, et depuis sa haute position, l’inquiétant macaron léonin incrusté dans la façade ?

 

Détail 3 de la photo "Qui surveille qui ?"

Détail 3 de la photo « Qui surveille qui ? »

 

Bon, allez, finissons-en, il en reste un dernier, de point de vue… Un petit dernier pour la route (puisqu’on a causé berline, fourgon et autres autobus) : moi – et maintenant vous – regardant cette photo, et se penchant sur le point de vue ou, ne chipotons pas, sur les points de vue multiples d’une scène, parmi tant d’autres, de la vie parisienne, ou de la toujours renaissante Comédie humaine…

 

 

Note et liens : tout le monde aura reconnu l’hamlétien « Words words words » ainsi que le clin d’œil final aux Scènes de la vie parisienne de Balzac, pour lesquels voici deux liens : le site SparkNotes (en anglais), avec un onglet NO FEAR SHAKESPEARE qui contient beaucoup de pièces du grand William, avec en vis-à-vis le texte original et son adaptation en anglais moderne : page Hamlet ; puis une petite synthèse pas mal faite du tout sur La Comédie Humaine dans cette page d’Espace français sur Honoré de Balzac

Enfin je n’oublie pas le Saint-Silence qui ferait sans doute du bien à tout le monde, au moins de temps en temps, dans cette jolie page des Archives du Carmel de Lisieux

 


 

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