Tête en l’air

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

Aux nouvelles Éditions du Carnet à Spirale, et à toute leur équipe, pour leur souhaiter Buona Fortuna en ce jour de naissance de leurs quintuplés…

 

 

« Chercher un sens à quoi que ce soit est moins le fait d’un naïf que d’un masochiste »

E. M. Cioran, Pensées étranglées

 

 

Je rêvais d’évasion dans des paysages édéniques, foisonnants, imprévisibles, somptueux jusqu’à la nausée… Le vent caressait mon visage de son souffle objectif, souillé de nulle haleine humaine. Le vent d’En-Haut. Le vent d’ici-bas. Entremêlés dans une union pornographiquement pure. Je voyais des racines fines comme des filaments gastriques de cnidaires et comme eux merveilleusement translucides, pousser en de virevoltantes vrilles jusqu’aux nuages nicotinés des vieilles barbes de l’éther. Rochers et diverses pierrailles qui les escortaient comme de ridicules bataillons de pages serviles autour de monarques obèses, impotents et omnipotents, roulaient en dépit du bon sens, vers des sommets rêvant eux-mêmes d’abaissement vers les abysses. Les pétales élastiques des fleurs de tous âges se déployaient en spirales infernales pour enserrer les tiges de leurs anciens géniteurs et les étouffer sans pitié comme au fond d’une ruelle mal famée, un criminel inexpiable le fait présentement d’un quidam malchanceux. Les eaux des rivières et des fleuves jusque là amorphes quoique toujours un peu sautillantes à bien y regarder, se dressaient en sarabandes impudiques, sortant de leur lit pour mieux se vautrer dans l’exhibition de leurs dessous écumeux comme des sexes lors d’effrénés coïts. Les bosquets, les pacifiques bosquets, pour ne rien dire des plus modestes buissons et des plus insignifiants halliers, se livraient de compliquées et incompréhensibles batailles, mêlant avec acharnement branches étiques et ronces émasculées pour l’orgie sans plaisir d’une guerre sans vainqueur…

 

L’annonce corrosive lance-flammée par une voix féminine appointée par la SNCF, carbonisant mes tympans, provoqua mon pitoyable retour dans ce monde.

 

En ouvrant les yeux, la tête posée en arrière je ne savais trop où ni comment, vautré que j’étais dans un petit siège de plastic inhospitalier, la première chose, le premier « motif » qui s’imposa sur ma rétine paranoïaque, fut le « fond » de ma vision, ce plafond en béton dont assez curieusement, je « voyais » non pas tout d’abord la couleur ou la texture, mais l’épaisseur, la phénoménale épaisseur destinée à supporter la gare qui se trouvait au-dessus, avec sa clique accablante de voies ferrées, de trains et d’humains voyageurs. Bien entendu, je ne voyais pas à travers ce plafond, et j’aurais été bien en peine de donner même approximativement une évaluation de son volume ou de son métrage vertical. Mais il s’établissait un lien étrange, invisible (et pourtant presque « tangible »), entre l’idée de cette épaisseur (ayant échoué sur ce siège en sous-sol après avoir suivi la course descendante d’un très long escalator, je pouvais « mesurer mentalement » le vertigineux dénivelé qui séparait les deux espaces, celui d’en haut et celui d’en bas, et visualiser ce qui existait en surface, dans le monde que je venais de quitter pour m’enfoncer ici) et la simple vision superficielle de ce plafond qui me donnait néanmoins une impression d’extrême pesanteur, comme si avec lui, avec cette chape de béton, je devais supporter tout le poids des choses et des êtres de l’ « au-dessus ». J’en retirais l’impression (fort vasouillard pourtant, et sortant d’une agaçante somnolence dans le champ temporel indéterminé du retard de mon train, mais curieusement, doté aussi d’une acuité particulière à l’égard du décor qui m’entourait ou plus exactement, me ceignait) d’avoir été brutalement plongé dans un abri antiatomique ou dans une sorte de panic room géante, protégé certes (mais de quoi ?), mais dont il me serait rigoureusement impossible de sortir, enfermé pour l’éternité dans ce lieu clos, verrouillé, inexpugnable et radicalement coupé du monde extérieur. Quelle en était la raison ? Pourquoi cette impression d’enfermement, alors même que je savais bien (et me raccrochais un peu naïvement à cette idée pour me libérer d’une certaine angoisse claustrophobique qui perçait en moi) que je n’étais que sur un quai souterrain, attendant un train qui ne venait pas mais qui, lorsqu’il arriverait et repartirait enfin, me ramènerait dans le monde extérieur, à la lumière du jour, hors de l’espace sombre et confiné de cet oppressant sous-sol. Sans doute ce plafond colossal qui supporte tout le poids du monde me disais-je, ce plafond qui derrière son apparence austère, plane et grise, protégeant une artificielle bulle de silence (hors la voix intermittente et tapageuse de Madame SNCF), cache le monde du dehors, de la vie, du jour, du bruit et de l’agitation humaine, du mouvement perpétuel des destins entrecroisés, monde que j’étais loin d’avoir des dispositions permanentes pour l’apprécier et le « goûter », mais qui enfin était mon monde, le monde des hommes sur terre, celui dans lequel j’avais toujours vécu et dans lequel il me fallait bien traîner encore ma carcasse pour un temps indéterminé, et tenter d’y trouver encore quelque contentement… Du reste, la coupure totale de tout réseau de communication sur mon téléphone portable accentuait encore cette impression d’être soudainement tombé dans un gouffre, à l’insu du monde entier, et sans pouvoir en informer qui que ce fût, ni amis, ni famille, ni secours publics, détail d’autant plus absurde qu’à ce moment précis et dans cette situation, je n’avais nul besoin de ces bonnes gens, ne courant – du moins en apparence – aucun risque de perdition totale et anonyme, et ne faisant alors que végéter sur un quai de gare en sous-sol…

 

La partie centrale (et la plus « encombrante ») de ma vision était constituée d’une grosse masse noire anguleuse, mais assez finement orfévrée, sorte de pilier double supportant et distribuant, grâce à un astucieux système de branches en déport, toute sorte d’appareils assez volumineux et fort utiles à n’en pas douter, mais dont précisément, du point où je me trouvais et dans l’axe en contre-plongée verticale de mon regard, je ne saisissais pas bien la fonction, hormis peut-être un engin oblong sur la droite qui devait être une caméra de vidéosurveillance, braquée sur le quai, et à la vigilance de laquelle – me trouvant en ligne droite au-dessous d’elle – je devais échapper, idée qui du reste ne m’était d’aucun réconfort particulier. Cependant, assez curieusement, j’aimais bien cette vision. Du moins, elle semblait pouvoir me rassurer ou m’apaiser. Peut-être sa géométrie complexe et originale, faite de lignes et d’angles dans une combinaison insolite, et proposant un graphisme noir et précis, nettement découpé sur le fond crument éclairé du plafond gris, satisfaisait-elle un appétit un peu facile (et prosaïquement reposant) de visions schématiques et abstraites, telles que l’on en trouve par exemple chez Mondrian, Agam, Malevitch, ou d’autres monomaniaques un peu simplets dans ce genre. Elle me semblait constituer quelque chose comme un réseau. Un réseau bien propre et bien net établissant des relations claires entre divers éléments bien propres et bien carrés, tiges d’aciers de différentes épaisseurs et appareils « servant à quelque chose ». Un monde bien organisé, où tout (la place et la destination de chaque élément) était compréhensible.

 

En repensant aux images, encore très nettes à mon esprit, du rêve étrange que je venais de faire en m’endormant sur mon petit siège spartiate, je songeai tout d’abord – car j’avais déjà observé ce phénomène à de nombreuses reprises – à quel point les rêves qui viennent à l’occasion de somnolences un peu profondes et prolongées ou de courts sommeils diurnes (rêves que je propose de baptiser des « rêves de siestes ») peuvent être d’une impressionnante présence au réveil, à quel point ils conservent une sorte de consistance « matérielle » dans la mémoire de veille, comme si nous venions de regarder un vrai et continu film intérieur plutôt que d’avoir navigué dans le flou artistique d’évocations incertaines, parcellaires et vite évaporées. Puis je songeai dans un second temps au contraste étonnant que cette situation m’offrait, entre d’un côté, à l’état de souvenir désormais, l’extraordinaire fécondité inventive de ce rêve, et de l’autre côté (celui du monde réel et matériel), la plate et morne réalité géométrique que j’avais maintenant sous les yeux.

 

J’avais fait un rêve totalement incompréhensible, hermétique au dernier degré, mais d’une bouleversante richesse. Images imprévisibles, mouvantes, ondulantes, colorées, fantastiques… Richesse d’ « invention » (dont par définition, je n’étais pas consciemment responsable ou « auteur », le processus onirique se déroulant en moi mais « sans moi » – au sens d’un moi décideur et soi-disant créateur), scénario aussi abscons et pourtant aussi prenant que dans un film de David Lynch sous acide, défi à l’entendement, mais non à la sensibilité… J’avais rêvé d’un spectacle « contre nature », non pas au sens moral, mais en un sens littéralement physique et, justement, naturel : j’avais vu (le rêve souverain m’avait offert) en quelque sorte une nature contre nature, une nature se comportant à l’encontre des lois naturelles telles que nous pouvons les connaître, ne fût-ce que par simple observation : des rochers « dévalaient » des montagnes vers leurs sommets, ces sommets aspiraient à plonger dans des gouffres, les végétaux les plus divers s’animaient d’une vie gesticulante et belliqueuse, les racines remontaient en l’air comme des tentacules de méduses flottant dans une eau saturée de lumière… Je n’avais rien compris, mais c’était suprêmement beau…

 

Mon train n’arrivait pas. Je me sentais comme enfermé dans cette vision réticulaire, géométrique, nettement contrastée, simple et claire (et même, en un sens, assez belle), mais d’un ennui prodigieux. J’en venais à me demander si mon train, censé me ramener au monde extérieur, à ses spectacles mouvants et perpétuellement renouvelés, arriverait un jour. Et j’espérais l’avènement du prochain cauchemar tissé d’images ésotériques que je ne comprendrais jamais.

 


 

Autres Impromptus

No Comments

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    Marie-Cécile Éditions du Carnet à Spirale 25 octobre 2017 (23 h 13 min)

    une magnifique écriture bravo… et merci pour la gentille dédicace !

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      thierrybellaiche 26 octobre 2017 (11 h 15 min)

      C’était bien normal en ce jour de Carnet rose à spirale… Bon vent aux nouveau-nés et aux parents !