Ubu-Trump

Photos © Thierry Bellaiche

 

 

Ubu-Trump (détail 4)

Ubu-Trump (détail 4)

 

 

La route qui relie l’aéroport de New York-JFK à l’île de Manhattan n’est guère plus « seyante » que celle qui file de l’aéroport de Roissy- Charles de Gaulle à Paris : la traversée du tissu urbain qui constitue la longue et inévitable zone tampon entre d’un côté ces vibrionnantes bulles internationales, et de l’autre les prestigieuses métropoles nationales qui en sont la véritable destination, réserve un spectacle assez morose, assez sombre, évoquant quelque chose comme l’image d’une banlieue « universelle », d’une ville et d’une vie humaine partout les mêmes, faites de grands immeubles interchangeables où s’entassent les anonymes bataillons périurbains, de fonctionnels axes routiers s’enfonçant latéralement dans les profondeurs inconnues de la vie périphérique, et d’enseignes lumineuses piquées un peu partout sur la toile défilante et uniforme d’un paysage cafardeux. Sans compter bien d’autres détails ou motifs peu engageants, quoique ne manquant peut-être pas d’une certaine « beauté de la laideur », entre le monde lisse et aseptisé d’un aéroport et celui, réputé plus remarquable, de la grande ville « à visiter ». Bref, des « tunnels à ciel ouvert », si je peux me permettre ce facile oxymore.

 

C’est sur le chemin qui me conduisait de Manhattan à l’aéroport de New York-JFK que je me suis trouvé arrêté dans un embouteillage ou à un feu rouge, vautré sur la banquette arrière d’un taxi, le regard traînant, comme souvent, à droite puis à gauche et réciproquement, histoire d’offrir à mon cerveau fatigué les ultimes images de New York qui me resteraient avant de clore, du moins pour cette fois-là, mon petit compte de clichés américains… Car une fois passé Williamsburg Bridge, ou Manhattan Bridge ou à la rigueur Brooklyn Bridge pour quitter l’île brillante en direction de JFK, plus d’autre choix que de traverser le sombre et indigeste arrondissement de Brooklyn, long comme un jour sans pain selon l’expression consacrée, et pas beaucoup plus engageant, pour ce qui est de son décor, que notre cher 9-3, dont on peut apercevoir par fragments les dispensables fastes en parcourant le plus vite possible l’A1 vers Paris en venant de Roissy-Charles de Gaulle.

 

Ubu-Trump (détail 1)

Ubu-Trump (détail 1)

 

Parmi une infinité de détails possibles de la traversée de Brooklyn, cette vitrine criblée de néons colorés attire mon attention. Clic. Quand un cabinet d’avocats, me dis-je, présente le même genre de devanture qu’une épicerie de quartier ou qu’un sex-shop, ça sent le roussi pour les (présumés) délinquants en mal d’une défense efficace et appropriée. D’autre part, la position prééminente du mot « ABOGADO » au-dessus du mot « LAWYER » semble indiquer que le cabinet en question prétend s’adresser prioritairement à une « certaine clientèle », dont il n’est pas difficile de deviner, avec notre nouvel ami Ubu-Trump, que l’anglais n’est pas sa première langue, que pour l’Américain moyen elle doit se situer quelque part entre le mariachi, le clandestin et le dealer de came (les trois états n’étant pas incompatibles entre eux), et qu’à ce titre elle doit faire l’objet de toutes les suspicions, phénomène du reste entériné par l’ « abogado » lui-même, puisqu’il a choisi d’utiliser au premier abord pour son commerce, dans un pays censé parler l’anglais, la langue espagnole.

 

L’ensemble des inscriptions de la vitrine est d’ailleurs dominé par cette langue. Notons au passage cette curiosité consistant à enjoindre les éventuels détenus (« En la carcel ? », « In jail ? » : 718-575-8282) d’appeler un numéro qui leur assurera les services diligents d’un avocat, lequel probablement – c’est du moins la promesse à peine implicite que l’on doit comprendre à travers ces deux lapidaires questions, l’une en espagnol et l’autre, sa confirmation en anglais – les sortira de leur épineuse situation. A ceci près que si un « détenu » se trouve en mesure de passer devant cette vitrine pour y relever le précieux numéro, c’est sans doute qu’il s’est évadé de sa taule, et que pour le coup, il pourrait avoir besoin d’un très bon avocat s’il veut éviter d’y retourner. Même en cavale, il ne sera donc pas tombé sur cette échoppe juridique pour rien. Pas si con, finalement…

 

Ubu-Trump (détail 2)

Ubu-Trump (détail 2)

 

 

 

 

Ubu-Trump (détail 3)

Ubu-Trump (détail 3)

 

 

Quant à la notification plus bénigne placée au centre de la vitrine, « Manejar ebrio » (on notera également la traduction joliment euphémistique livrée par maman Google, toujours aussi puritaine), bien que je sois très loin de maîtriser la langue de Cervantès devenue quelque siècles plus tard celle de El Chapo, je n’ai pas eu trop de mal à me dire, entrevoyant les services qu’elle proposait (en gros : si vous avez conduit bourré et que vous vous êtes fait gauler par les flics, venez me voir, je vais arranger ça !), que ceux-ci n’auraient peut-être pas été superflus pour le « taxi driver » dont j’occupais passivement le véhicule, car le regard un peu vitreux que j’apercevais dans le rétroviseur intérieur central ainsi que la conduite légèrement erratique et sinueuse du bonhomme, ponctuée de geste lents et cotonneux alternant avec de brusques et incompréhensibles accélérations, me « conduisaient » à penser que si j’arrivais indemne à l’aéroport, j’aurais déjà pas mal de bol, et qu’à tout le moins, je n’aurais pas perdu ma journée, pour ne rien dire de ma vie même…

 

Enfin, comme on dit, ne nous fions pas trop aux apparences. Le chauffeur n’était peut-être pas bourré (je me soupçonne d’avoir un peu fantasmé son état d’ébriété par contagion de l’avertissement « manejar ebrio » qui s’était collé sur ma rétine, et du moins suis-je arrivé entier à l’aéroport, et lui aussi), Brooklyn comme le 9-3 ne se résument sans doute pas à leur urbanisme ni à leur réputation un peu inhospitaliers (à ce jour, je suis toujours revenu « sain et sauf » de mes séjours piétonniers dans ces contrées), un « abogado » vaut probablement bien un « lawyer », l’attorney Lawrence S. Kerben est peut-être un génie du droit, les délinquants qui hantent les Etats-Unis ne sont pas tous mexicains, et avec un peu de bol, Trump ne sera pas qu’un avatar prodigieux du Père Ubu, lequel nous fait rire de bon cœur grâce au génie théâtral d’Alfred Jarry mais nous ferait rire jaune (ou orange) s’il venait à s’incarner dans le monde réel (phénomène qui certes n’a pas manqué de se produire dans l’immémoriale et cauchemardesque histoire humaine)… Aucune raison toutefois de le condamner par avance en « vertu » de préjugés trop vertueux, car si nous pouvons « juger » le candidat de l’ignoble campagne, nous ne pouvons pas encore le faire du président qu’il sera, ce qui au sens strict (je sais que je pisse dans un violon, et je sais que ça ne se fait pas) s’appelle ne pas céder aux préjugés

 

 


 

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