Un dernier verre…

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

À Frédo, aux troquets de Puteaux et d’ailleurs…

 

 

Un soir, j’ai rejoint Gaston à la terrasse d’un bistrot. Une éternité qu’on s’était pas vu…

 

« Mais mon pauvre Totor, enfin regarde ton pauvre petit verre d’eau tristounet posé là… Si c’est pas malheureux… Et déjà vidé… Ça va, tu te sens mieux ? Glou-glou-glou-glou…T’es dé-sal-té-ré mon enfant ? Tu veux que j’en redemande au loufiat ? Profites-en, c’est gratos ! Tout le temps ! Même pas besoin de viser la happy hour, comme ils disent ! Mais fais gaffe à pas trop te remplir mon petit angelot, va pas t’enivrer de cette funeste boisson, je sais ce que tu vas me dire, tempérance, tempérance, tempérance, prise de conscience, t’as raison, ô combien… Tu savais qu’il existe des bars à eaux maintenant ? Attention, pas le jus d’égout que tu t’enfiles ici à l’œil, dans ce troquet de base… où tu m’accompagnes avec tellement de bienveillance ! Non, là-bas tu peux essayer des flottes de la terre entière, de la gazeuse péruvienne, de la minérale andalouse, de la bonne source à son pépère dans le fin fond du Saskatchewan, ils font tout venir maintenant par containers entiers, rien que pour ta pomme, enfin pour les comme toi, les sages, les sains, les propres sur eux… ou les repentis. Ah, les repentis ! De l’or en barre pour les bien-pensants entreprenants ! Vivez sainement ! Vous vous ferez chier, mais ça durera plus longtemps ! Un vrai marché bien juteux pour cette bonne vieille morale ! Les bars à eaux…Si c’est pas du génie ! Ça coûte un bras, mais c’est tellement amusant !… Tellement comme il faut ! Qui l’eût cru mon bon ami ? Raquer une blinde pour boire de l’eau ! Ah mais les fauteuils sont si cosy, les éclairages si doux, et les conversations si bien tenues… Sûr qu’avec un tel régime, elles ne risquent pas de se perdre en élucubrations de pochtrons ! Mais dans quel monde a-t-on basculé, mais dans quel monde ?? T’inquiète, je te trouverai les adresses… Moi je lis pas dans le marc de café, d’ailleurs je bois jamais de café, pas de temps à perdre, et mes papilles sont trop précieuses… Non, du rouge, du blanc, mais jamais de noir ! De l’amertume parfois, mais distillée, jamais torréfiée ! Mais je vois… je vois dans ce petit verre ridicule… Avec son petit air pataud, il me dit beaucoup de choses… Moi ce que j’y vois, je vais te dire… Ce que j’y vois c’est toute la misère du monde, on dirait un petit pot de moutarde bon marché, promu « verre de table » après récurage, on lui vire l’étiquette et il est derechef propre comme un sou neuf, oh mais c’est qu’il a même pris du galon, il a pas été mis au rancart, il aurait pu finir sa courte vie dans un bac à recyclage, pour devenir Dieu sait quoi, un cul de bouteille, un bocal à poissons, un flacon à pipi, ou même un nouveau pot de moutarde, le mouvement perpétuel quoi, l’éternel recommencement, mais non, il « sert » encore, droit dans ses bottes, toujours des nôtres, il s’est accroché à la vie ce parasite, mais il sert à servir quoi ? De la bonne vieille flotte du robinet. Potable tu me diras, faut voir, enfin peut-être potable, mais d’une tristesse à se flinguer, je veux pas être trop dur mon Totor, et d’ailleurs merci encore d’être venu jusqu’ici, ça faisait longtemps, je me faisais une joie, mais voilà… t’as pas décroché le moindre petit sourire depuis qu’on est là, qu’on s’est retrouvé, t’es devenu triste comme ce verre, ce faux verre, ce faux frère, et triste comme l’eau que tu t’envoies là-dedans, depuis que t’as arrêté de boire

 

Maintenant regarde le reflet sous ton minable petit verre à eau… C’est ton passé… C’est ton passé vitrifié… dominé, écrasé par ce petit verre gras, gris et vide en même temps… Regarde-toi dans le reflet… Le ciel bleu, le sourire de la bonne joie simple, le verre au grand col, levé la tête haute, tourné vers le ciel, vers l’ami ! Et dedans… Je te le donne en mille… Ce bon vieux vin millénaire… J’en dirai pas mieux aujourd’hui que ces mêmes millénaires qui ont tout dit de la boisson divine… Des grands poètes en veux-tu en voilà… Moi je suis qu’un fidèle, une ouaille respectueuse de la chose, tout petit, mais fervent… Mais moi c’est mon présent, et j’entends que ça le reste… Je veux pas finir figé dans un reflet… Ni dans un rétro, ni ailleurs, pas même sur la vitre d’un joli guéridon de bistrot… Eh l’ami, m’en veux pas… merci quand même d’être venu… »

 

Après ce soir-là, l’image s’est inversée. À nouveau. J’ai jamais foutu les pieds dans un bar à eaux. Le verre au grand col est revenu à l’air libre, a repris ses trois dimensions, et le petit verre à eau s’est vitrifié dans le reflet. Merci Gaston.

 


 

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