Les ruines de la photographie

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

C’est une photo que j’ai dû prendre vers la fin de la décennie 1980.

 

Je visitais les vestiges de Pompéi et d’Herculanum, dans la région de Campanie, en Italie méridionale. Villes antiques détruites en l’an 79 par l’éruption apocalyptique du Vésuve, et restées fameuses dans l’imaginaire collectif en raison de leur exhumation dans un état quasi intact, lors de fouilles entreprises à partir du 18ème siècle, et poursuivies méticuleusement tout au long des deux siècles suivants. On vit alors littéralement sortir de terre (ou plus exactement des sédiments volcaniques qui s’étaient accumulés sur elles) non seulement des villes entières, conservées pendant plus de quinze siècles dans leur gangue de lave lapidifiée, mais des habitants eux-mêmes pétrifiés, devenus en un instant de véritables statues basaltiques, surpris qu’ils avaient été, dans leur ultime et involontaire posture, par la soudaineté et l’abondance du magma infernal qui leur tombait dessus, un peu comme l’écoulement d’une masse de plomb en fusion s’abattant d’un seul coup sur une fourmilière…

 

Visite émouvante… ou qui aurait pu, et dû, l’être. Car en réalité, la manifestation du tourisme de masse se faisant déjà dangereusement sentir, il était bien difficile de se concentrer sur la « beauté des lieux », beauté paradoxale et saisissante de la catastrophe conservée comme une œuvre d’art, et plus profondément, sur une forme de méditation, impérieusement et comme religieusement appelée par ces lieux mêmes, au sujet de la fragilité de toute chose en ce bas-monde, à commencer par notre propre vie, que nous pouvons avoir si facilement la présomption de croire sûre, bien établie et « durable », quand de fait, cette vie peut être balayée, annihilée en une fraction de seconde, certes par un torrent de lave (pourquoi pas ?), mais aussi – autres exemples parmi une multitude de scénarios possibles, concoctés par l’inépuisable et tenace imagination du sort – par un chauffard bourré qui dégomme un passant poissard, par un connard à Kalache qui arrose une terrasse de café en une douce soirée d’hiver, par un demeuré au volant d’un camion qui a décidé de décimer tout ce qui bouge sur une accueillante Promenade surplombant la Méditerranée, etc., etc., etc… « Nous sommes si infimes, si désarmés, si ignorants, si petits, nous autres, sur ce grain de boue qui tourne délayé dans une goutte d’eau », voilà ce qu’écrivait le bon et illuminé Guitou dans Le Horla, et c’est foutrement bien dit… (les grands écrivains ont tout dit, toute la vérité et rien que la vérité, depuis de sacrés lustres, et ça n’a pas rendu l’humanité plus heureuse ni plus équilibrée…).

 

Quoi qu’il en soit, je n’ai pas la prétention de croire que la « méditation » dans laquelle ces lieux étranges auraient pu me plonger (si par bonheur j’avais été seul avec eux et « en eux ») eût été nécessairement plus intéressante ou plus fructueuse que le regard photographique que portaient sur eux, à cet instant précis, ces trois zozos auxquels du reste je devais ressembler comme deux filets de lave filant bon train le long d’une paroi rocheuse. De ce point de vue, je suis providentiellement épargné par ma bienheureuse absence de la photo… mais il n’y a guère de doute sur l’effet de similarité que j’aurais présenté avec eux si j’avais figuré dans le cadre, au lieu de rester tranquillement planqué derrière l’objectif.

 

Il n’en reste pas moins que la présence de ces quatre individus (le photographe et ses trois « modèles ») me donne l’impression d’une sorte de tache regrettable sur ce lieu comme sanctifié par la miraculeuse préservation du temps, figé par la mort la plus foudroyante, enterré sous des monceaux de cendre durcie, pour émerger des siècles plus tard, en pleine lumière, comme le cri muet et prodigieux aussi bien d’une belle cité de pierre que des hommes qui la bâtirent et y vivaient paisiblement…

 

Il est vrai cependant qu’en appuyant à cette seconde sur le déclencheur, j’ai moi-même figé ces trois personnes qui elles-mêmes figeaient dans le cadre de leur photo une partie d’un décor lui-même figé (on remarquera d’ailleurs que les trois photographes s’évitent soigneusement entre eux, de façon à ne pas compromettre leur « nature morte » par la présence d’un tiers à bermuda et marcel dans leur cadre)… J’ai dû considérer que ce « tableau », à ce moment-là, devait être plus intéressant, plus « significatif », qu’une photo « vide », ou purement paysagère, similaire à celles (peut-être du reste très réussies) que ces personnages étaient en train de réaliser.

 

En fait, je crois avoir été frappé par l’isolement, l’espèce de bulle dans laquelle se trouvent les personnages en cet instant : chacun prenant de son côté sa petite photo dans une tenue « décontractée » – euphémisme couramment employé pour qualifier le ridicule et le relâchement de notre apparence vestimentaire, particulièrement en des lieux qui pourtant exigent une certaine tenue… ou seraient du moins en droit de le faire s’ils pouvaient parler ou plus exactement, si nous savions les écouter… Chacun d’eux gravant un petit morceau de ruines sur la pellicule, sans doute pour pallier plus tard les ruines de leur propre mémoire, comme du reste chaque fois que nous reproduisons l’acte de faire une photo, quelle qu’elle soit : leur accumulation à travers le temps ne nous offre-t-elle pas le tableau mouvant, changeant, d’une mémoire précieusement matérialisée, fixée sur un support immuable, quand notre mémoire organique, elle, risque un jour ou l’autre de nous faire faux bond, et d’être ensevelie sous les cendres de l’oubli, et à plus forte raison, de la mort ?

 

Mais finalement, ce qui me frappe sans doute le plus dans cette photo (laquelle j’ai moi-même involontairement exhumée d’un tiroir resté fermé pendant très longtemps, comme le vestige inattendu d’un moment effacé de ma mémoire : voir aussi L’effacement), c’est l’impression assez amère qui me semble s’en dégager, que la photographie, à l’image du tourisme de masse, est devenue (et plus encore en cette nouvelle ère numérique qu’à l’époque « argentique » de cette photo) chose si courante, si « facile », si banale, qu’on peut se demander si elle ne s’opère pas sur les ruines du regard précis, concentré, exigeant, sélectif, inventif, que nous pourrions avoir si justement, prendre une photo n’était pas devenu un acte « négligeable », et trop souvent opéré avec négligence. Je n’ai certes pas vu, et je ne verrai jamais, les photos prises par ces trois personnes. Peut-être, comme je le supposais plus haut, étaient-elles très belles. Ou pas. Aussi me demanderai-je toujours si la colonnade surmontée d’un buste, immortalisée par le photographe du milieu, et si la perspective de décor plus large cadrée par les deux autres (celui de droite dans un cadre vertical, celui de gauche dans un cadre horizontal), valaient la peine d’une impression sur pellicule, et, m’éloignant, quittant pour de bon ces touristes inconnus, et revenant à « nos jours heureux », je me demande si beaucoup des images que nous « fabriquons » à longueur de temps ne représentent pas avant tout, sitôt faites, les ruines de la photographie

 


 

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