Cieux symétriques
Photos © Thierry Bellaiche
Dans l’ « Introduction » à l’édition de 1831 de son Frankenstein ou le Prométhée moderne (roman publié la première fois anonymement en 1818 puis considérablement remanié par la suite, lorsque l’auteur apposera enfin son nom sur son œuvre), Mary Shelley écrit : « L’invention – on doit humblement le reconnaître – ne consiste pas à créer à partir du néant, mais à partir du chaos ; il faut en premier lieu disposer des matériaux. L’invention peut donner forme à des substances obscures et informes, mais elle ne peut donner naissance à la substance elle-même ». Ce texte de 1831, au passage, est sans doute l’une des plus belles et profondes explications qu’un auteur ait pu donner de la « genèse » d’une œuvre qu’il a lui-même produite en un temps plus ou moins éloigné de celui de cette entreprise ultérieure de retour ou d’anamnèse sur son propre travail. Et si je prends le soin de placer ce mot de « genèse » entre guillemets, c’est d’une part parce que Mary Shelley ne l’utilise à aucun moment dans son texte (j’en fais donc ici une utilisation « non autorisée » et assez pauvrement contemporaine), et de l’autre parce que c’est précisément de La Genèse, sans guillemets, dont il est implicitement mais fortement question dans sa réflexion. Autant dire aussi, tant qu’on y est, que Dieu (le mot) n’y est pas non plus, alors que Dieu (la « chose ») y est partout : « qui » d’autre – l’homme étant exclu de cette possibilité selon Mary – peut, a pu, pourra, donner naissance à la substance elle-même ?…
Mary Shelley, écrivant ce passage d’un texte sans doute longuement mûri, une quinzaine d’années après l’éclosion d’une œuvre sombre et angoissante, sait parfaitement de quoi elle parle. Elle sait que si l’homme, fût-il inventeur ou « créateur », « ne peut donner naissance à la substance elle-même », en revanche Le Créateur, aux premiers mots de La Genèse, donne naissance au monde – et tant qu’à faire, à l’univers –, non pas à partir d’un vulgaire chaos (lequel est peut-être bordélique mais « rempli de matière »), mais à partir du néant… Et le tout en Dix Paroles, oui ladies and gentlemen, des « mots » tranquillement susurrés, nul besoin de forcer Son talent, à peine des souffles, des murmures abscons dans l’ennuyeux infini, dix en tout et pour Tout, qui dit mieux ? Alors là mes bons amis !… Autre paire de manches… Attention les yeux, l’homme fait beaucoup moins le malin lorsqu’il prend conscience de la différence (conscience que du reste il ne prend pas, ce qui explique qu’il s’obstine à faire le malin…). L’homme fait mumuse avec des choses qui existent, parce qu’elles ont été réellement créées (certainement pas par lui), il se prend pour « quelqu’un » parce qu’il triture tout ce qu’il a sous la main et vaguement dans la tête, mais créer à partir du néant, ex nihilo comme on dit pour faire docte, rêve pas mon pote-homoncule, tu peux pas t’aligner sur cette inconcevable puissance créatrice. Exclusivité du Boss. Tu peux pas comprendre…
D’où l’erreur fatale du bon docteur Frankenstein, qui en voulant « rivaliser » avec son propre Créateur, et n’y parvenant qu’au prix de la « naissance » d’une créature contrefaite et grotesque (exploit tout de même !… sa créature se révélant de surcroît – comble de l’ironie – à l’image de l’homme… et monstrueuse comme lui), se retrouve, le pauvre « créateur », dans de bien sombres ennuis… Faut pas péter plus haut que son cul, même quand c’est un joli croupion de savant acoquiné dans les hauteurs avec une tête bien remplie… Notons d’ailleurs la parenthèse sublime de Mary qui, définissant les limites humaines de la « création », soupire : « on doit humblement le reconnaître », sachant que l’homme (incapable de cette humilité) est un reproducteur, non un créateur… sauf dans ses rêves, et par-dessus tout, dans son arrogance.
Alors voilà, quand j’ai regardé vers le ciel, ce jour-là, je me suis dit que c’était très beau cette vision de cieux symétriques dans une cité bâtie par l’homme, ces jeux de reflets tout au long des deux buildings miroitants et effilés comme des couteaux, tout en nuances de teintes grises sur les lames, cette vibration et ce grondement du soleil omniprésent, ces nuages sombres posés sur lui comme un glacis glaçant, ces lignes brisées formant d’étranges motifs abstraits au sein même de l’éther… Et je me suis dit que j’étais là, tout en bas, minus, spectateur, photographe bêtement exalté, « créateur » de mes deux (tours), bien loin des Dix Paroles qui elles ont vraiment créé le Grand Tout… C’était beau quand même.
Betmalle 21 février 2017 (16 h 56 min)
Je dis bravo, un très chouette emballement sur le thème, au saxo ce me semble, du Coltrane oui, ou un frangin à lui, inspiré et sauvage, un rythme fou et de belles sonorités, douces, mélodieuse et gutturales aussi. C’est parfaitement clair surtout, limpide et tragique comme il se doit: à la mesure de notre infinie ténuité.
thierrybellaiche 22 février 2017 (1 h 07 min)
Emballement… Oui, c’est aussi ce que nous recherchons, dans les mots, dans les images, n’est-ce pas, dans leur articulation dérivant piano piano vers leur désarticulation, dans le rythme se défigurant et se transfigurant en une cacophonie qui se fait musique retrouvée, jusqu’à la révélation (peut-être…) d’une sorte de nouveau sens dans le non-sens apparent des choses…