La fin de la nuit

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

 

Le calcif signé « Björn Borg » dépassant du bermuda en jean noir du grand dadais au torse imberbe debout dans la partie droite de la photo, lequel grand dadais regarde hors-champ, la bouche ouverte en une posture semble-t-il fort loquace et sonore (il ne lui manque plus qu’un phylactère de bande dessinée posé à côté, doté d’une extension pointue dirigée vers l’orifice buccal, et rempli d’un texte en majuscules grasses, criblé de force points d’exclamation et autres idéogrammes tonitruants), ce bon vieux calcif, donc, n’est pas, je dois l’avouer, la motivation première ni même seconde qui m’a poussé à appuyer sur le déclencheur à ce moment-là, pas davantage d’ailleurs que la présence pourtant énigmatique d’un bras à gauche et en bas du cadre, bras posé sur un genou replié appartenant au même corps (dont on ne voit pas la tête, « coupée » par la limite du cadre) et formant un angle droit presque parfait, apportant ainsi une intéressante – quoique très discrète – touche d’abstraction à une scène par ailleurs essentiellement crue, triviale et charnelle. Ce sont des détails dont on ne remarque la présence, dans bien des cas, qu’après avoir pris une photo, celle-ci nous administrant alors – tandis que nous sommes devenus son « spectateur » attentif, l’acte trop souvent désinvolte de prendre la photo ayant nécessairement précédé ce statut ultérieur de scrutateur ou de vérificateur de notre propre « travail » – une jolie leçon d’humilité, dans la mesure où nous voyons captées dans cette photo (grâce à la reproduction mécanique de l’appareil et non du fait de notre volonté) une foule de choses que nous n’avions pas l’intention d’y mettre, que nous n’avons pas « inventées », peut-être pas même vues sur le moment, contrairement au peintre par exemple qui, lui, se doit de « tout inventer », de tout reproduire, jusqu’aux moindres détails, sur sa toile, s’il veut que sa scène figurative soit à la fois complète et suffisamment réaliste. En clair, je n’avais vu, au moment de prendre cette photo, ni cet original calcif tennistique ni le mec accroupi à gauche.

 

Non, j’avais été capté (avant de la « capter » en retour, piètre consolation photographique à la privation plus que prévisible d’un contact plus « concret ») par cette créature improbable occupant non pas exactement le centre de la photo (plutôt sa moitié gauche), mais assez rayonnante, assez débordante, pour « faire croire » qu’elle en occupe tout l’espace, reléguant au second plan (c’est-à-dire à un bien moindre intérêt), éclipsant par sa seule et naturelle prestance physique, tout ce qui l’entoure (y compris le pourtant fort visible grand dadais, donc). Certes, la coiffe de simili chef indien à plumes bleu turquoise et gris-marronnasse terminées par de ridicules pompons blancs empanachés, les fesses négligemment posées contre la selle d’un vieux scooter empoussiéré, la palissade à croisillons tristoune barrant le fond de l’image, et la présence d’éléments signalant l’activité plus ou moins soutenue d’un chantier (sacs de plâtre ou de ciment, vieux pneu transformé en socle à piquet, cadavre de bouteille de bière peut-être abandonné par un ouvrier soulographe en fin de dure journée…), l’on peut dire que rien, dans cet « univers » (de surcroît plombé par la nuit hideusement éclairée au flash), n’est fait pour « servir » ou pour valoriser la beauté d’une femme, ou de qui que ce soit d’autre d’ailleurs.

 

Pourtant, rien n’y fait, et rien ne la défait : on ne voit qu’elle (l’on me dira peut-être que c’est là une considération d’hétérosexuel borné, et l’on aura parfaitement raison), on est happé par la puissance sculpturale de ce corps cuivré (la dure tache de lumière glacée-dorée à la naissance du sein gauche venant accentuer sa consistance presque marmoréenne), sans que rien, dans le caractère assez sordide de cette « composition », ne vienne compromettre, entacher, ou diminuer en quoi que ce soit la pure splendeur de sa plastique. Il est ainsi, quelques fois, des photographies qui n’ont pas besoin d’être bonnes pour être belles – ou du moins, agréablement regardables : le sujet « fait » tout, impose souverainement sa beauté propre, irréfragable, par le seul mérite de sa présence dans le cadre.

 

Mais il est un aspect de cette représentation qui, bien plus que la plastique généreuse et envahissante de son personnage principal, retient maintenant mon attention et me pousse à une rêverie seconde, en quelque sorte plus fine ou plus impondérable (je n’ose pas dire plus spiritualisée) que celle qu’elle m’inspire au premier degré, lequel serait celui de la pure animalité sexuelle. Cet aspect, c’est le sourire parfaitement ininterprétable de cette jeune femme. Sans vouloir en faire une Mona Lisa de méga-teuf un peu décadente (la photo ayant été prise dans le barnum infernal et mondialisé d’une Full Moon Party à Ko Pha Ngan, il est vrai qu’on pouvait voir dans cette Babel horizontale et ensablée toute sorte de personnages tous plus inénarrables les uns que les autres), je trouve que nous avons quelque chose de très énigmatique, de très prenant dans ce sourire, tel qu’il a été fixé de façon aléatoire sur cette photo. Qu’exprime-t-elle, à ce moment-là, cette somptueuse jeune femme ? Que pense-t-elle, les yeux clos et la bouche fendue d’un interminable sourire aux lèvres rutilantes, comme si elle se l’adressait à elle-même et voulait se replier entièrement vers l’intérieur, vers son propre imaginaire ? Il va de soi qu’il ne s’agit là que de pures questions spéculatives à partir de ce que la mécanique photographique a fixé arbitrairement, y compris cette touche de langueur décalée (du moins dans ce contexte de surexcitation festive) introduite par ces yeux fermés par de fines barres de mascara… Mais puisque j’imaginais plus haut un phylactère doté d’un appendice aigu destiné à prêter une parole tapageuse au grand dadais imberbe, j’aime à en imaginer un autre qui, lui, serait destiné à restituer la pensée de cette jeune femme, et dont l’appendice serait fait de petits ronds en direction de sa bouche silencieuse : « Mon grand dadais, tu éructes comme en pays conquis et tu veux rameuter tes potes, tu me vois en Indienne ridicule, les seins à l’air, la bouche affriolante, et tu penses que les choses vont être faciles avec moi… dans la poche vite fait bien fait… mais tu commences à être bien chargé de pas mal de substances qui traînent sur cette plage, tu te vois plus beau que tu n’es, et les poches, c’est moi qui vais te les faire et crois-moi, c’est pas moi qui finirai le plus à poil à la fin de cette nuit… ».

 

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