Les lignes

Photo © Thierry Bellaiche

 

À David Pascaud, à l’écrivain puissant d’Araldus et de La saga de Camille Audinet, facteur de Colombiers, avec estime et admiration…

 

 

Les montagnes, les si douces montagnes au loin nous protègent de leur seule présence rassurante, éternelle. Oui ma mie, de toute éternité sans doute elles sont, elles étaient là, dans quel abîme de passé, si longtemps avant le passage de notre pauvre souffle sur ce grand caillou rond ? Allongées, alanguies, odalisques minérales aux formes provocantes, si indifférentes à tout, et pourtant si maternelles à leur façon, elles dessinent sur l’horizon des lignes d’un infini raffinement, que peu de mains humaines ont su reproduire, quelques grands peintres peut-être… Te souviens-tu, ma tendre, lorsqu’assis sur un modeste talus, sur notre promontoire, nous regardions ces lignes, à une distance folle de notre minuscule place sur terre, une distance qui par elle-même nous grisait quelque peu, et que nous leur trouvions, ou leur imaginions des volontés propres ? L’une voulait nous représenter de moelleux mamelons dressés vers le ciel, l’autre une vilaine bosse sur un crâne brutalisé, une troisième les fesses rebondies d’une Titanide couchée sur le ventre… Ce qui nous plaisait surtout, il t’en souvient, c’était cette douceur pastel de l’air ambiant, cet air presque visible, presque solide, tant il semblait envelopper de sa texture grenelée le tableau d’ensemble… Presque seulement, bien entendu… c’est une façon bien maladroite d’évoquer pour toi, pour nous, ce doux souvenir… Tu sais que je n’ai jamais été poète, à mon grand désespoir… J’aurais tant voulu l’être pour toi ! Rien que pour toi… En réalité, je crois que c’était simplement une sorte de brume qui tardait à se dissiper, jusqu’à cette heure tardive de la journée… Les couleurs aussi berçaient notre contemplation, si belles que nous ne savions pas leur donner de nom… Etait-ce du rose ? Du bleu ? Du gris ? Du bleu-gris ? Du vert-de-gris ? Du vert céladon ? Nous renoncions bien vite à ce vain exercice, et jetions nos pauvres tentatives à la mer, préférant prendre sans les nommer ces merveilles du paysage, ce paysage qui n’était qu’à nous, nous qui étions seuls au monde…

 

Mais les lignes… Mon Dieu ces lignes dessinées par les crêtes sur l’horizon… Délicates, poignantes, indicibles comme une ligne mélodique qui va creuser au fond de notre cœur… pour en révéler l’essence même. Te plaisaient-elles autant qu’à moi ? Je sais bien qu’elles te ravissaient plus que tu n’aurais su le dire. Notre regard n’était qu’un… La vie des lignes toujours revenait comme un refrain entêtant, que nous ne pouvions soustraire à notre regard uni. Nous voulions lire en elles comme une diseuse de bonne aventure le fait dans la main d’un inconnu… Quel serait notre avenir ? Tu le voyais, tu le lisais, je le savais, je le sais, mais tu n’en parlais pas. Je ne t’y forçais pas. Tu posais ta tête sur mon épaule, étirant pour moi cet instant aux dimensions de l’éternité.

 

Aujourd’hui, ma douce, mon irremplaçable, tu vogues dans un petit chalutier, un petit chalutier presque invisible, presque seulement… Un point mouvant sur l’infini de la mer. Un petit chalutier anonyme, glissant sur la baie face à laquelle nous avons vécu le plus beau de notre vie. Un petit chalutier, seul au monde, sur la mer placide où nous jetions les mots devenus inutiles, ces mots qui ne pouvaient rien dire de notre réalité si puissante, si envahissante, si merveilleuse… Un petit chalutier que tu connais bien, celui de ton père, homme de bien s’il en est… T’en souvient-il ? Tu n’aimais pas beaucoup y monter, ses effluves te donnaient la nausée… Ainsi l’a-t-il voulu pourtant, son petit chalutier pour te conduire à ta dernière demeure, de l’autre côté des montagnes… Et moi, du haut de notre promontoire, je scrute le paysage, qui ne me dit plus rien qui vaille. Les lignes sont mortes. Elles se sont tues pour toujours. Quand les soldats t’ont trouvée, je n’étais pas très loin, pas assez près pourtant. Pourquoi faut-il que les amants se séparent, ne fût-ce qu’une seule minute ? Ils ne t’ont laissé aucune chance. C’était presque la fin de la guerre. Presque seulement…

 


 

Retrouvez également en cliquant sur ces liens l’Impromptu sur le roman Araldus, de David Pascaud : Araldus, David Pascaud et la littérature, ainsi que le très beau texte du même auteur : La saga de Camille Audinet, facteur de Colombiers, sur le site Images & Regards du Pays Châtelleraudais. 

 

Autres Impromptus...

No Comments