Un voyage (IV)

Photos © Thierry Bellaiche
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« Je m’en rends compte : on ne peut créer un être sans créer une situation. Je ne m’y attendais pas, ignorant comme seul un homme souvent solitaire peut l’être »

Henri Michaux, Face à ce qui se dérobe, « Relations avec les apparitions »

 

 

 

Je n’arrive pas à me tirer d’ici. Ce trottoir me colle aux pieds, ou l’inverse. Mes yeux collent à cette portion du monde extérieur (cette foutue file d’attente sur un trottoir, la nuit) comme une moule à son rocher, son seul monde, son seul horizon, son berceau et son cercueil. Les images produites par mon cerveau se fragmentent ou se découpent en fines lamelles comme du jambon à la découpe chez le charcutier. Toujours les mêmes, ou presque. A l’image de ces gens en face, toujours là, toujours les mêmes, puisque les nouveaux (ceux qui s’ajoutent à la queue) se confondent et ressemblent aux anciens (ceux qui disparaissent par la tête…). Ils sont indiscernables, impossibles à individualiser. Mais leur farandole muette et rectiligne d’ombres vibratiles me plaît toujours autant. Rarement, j’ai eu un tel plaisir à « contempler » le spectacle de la race humaine. On dirait du street art fabriqué par la vie elle-même, sans l’intervention d’un « artiste ». Des êtres mouvants, imaginés par un esprit malin, sont épinglés sur une toile lumineuse. Ils proposent involontairement des figures récréatives pour l’esprit, comme celles des kaléidoscopes de mon enfance. Il y a à peine plus d’une heure – cette lamelle différente vient s’intercaler tout d’un coup dans cette série d’autres lamelles assez homogènes dans leur nature –, dans le building de Columbus Circle, je m’entretenais avec les propriétaires (un type énorme à la voix caverneuse et sa femme petite et fluette mais d’un caractère d’acier, ça se sentait sans contredit possible) d’un célèbre guide touristique international, grands amateurs et connaisseurs de gastronomie française. Une démangeaison aiguë aux cervicales m’avait poussé à me gratter assez énergiquement la nuque. Face à moi, le visage de l’homme avait alors pris illico la forme d’un triangle démultiplié aux tailles de plus en plus petites (en « poupées russes apparentes » si l’on veut), et celui de la femme la forme d’une jarre rugueuse aux deux oreilles démesurées, de couleur gris anthracite. « What do you thlink of frrrench frrood in the région of Brive-la-Gaillarde ? » avais-je alors savonné, improvisant cette question incongrue pour tenter de garder « bonne figure », ce qui de toute évidence n’était plus du tout le cas. Le cul planté dans un éléphantesque fauteuil club, je sentais mes yeux hors de proportions, et la sueur envahir mes tempes et mon cou. Dieu merci, les visages de l’homme et de la femme avaient repris très rapidement leur forme normale. Triangles disparus, jarre disparue. Le gros homme et sa petite femme. Normaux. Mais cette démangeaison impérieuse aux cervicales, suivie d’un geste naturel de grattage qui avait provoqué une sorte de jaillissement imprévisible d’images déformantes, m’avait fait sentir tout le dérèglement qui se jouait (qui foutait un bordel monstre pour être clair) dans mon corps. Dans mon cerveau. Les relations internes n’étaient plus les mêmes. Par chance – bien que je m’étais rendu compte, à leur regard inquiet, qu’ils avaient remarqué quelque chose de bizarre chez moi – ils furent intarissables sur la gastronomie de Brive-la-Gaillarde, pour laquelle ils avaient une passion démesurée. Ouf…

 

Deuxième flash : « on » m’avertit que le premier était complètement bidon. Quel était le premier ? Il faut que je produise un effort considérable pour m’en souvenir. Ce que je sais, ce que je sens plus exactement, c’est qu’il n’est pas bien vieux, le premier flash. Quelques secondes. Quelques secondes dans le passé. Révolu, déjà. Un autre cycle s’ouvre… Une autre voix corrige le premier tir… « Psychologisme à la con. Construction arbitraire de mon esprit. Explication arrangeante, donc suspecte. J’ai fait fausse route. J’ai inféré d’une vision désincarnée de ces gens, là, en face de moi, j’ai inféré de cette vision sous influence, de cette vision fabriquée par un dosage chimique inédit à l’œuvre dans mon corps, j’ai inféré, donc, que cette vision « voulait dire quelque chose », qu’elle reflétait, qu’elle révélait, pire, qu’elle « signifiait » un vieux fond misanthropique ancré en moi, le vieux rêve que l’humanité, si elle n’était pas venue au monde, celui-ci aurait été une sorte de monde idéal, la perpétuation d’un ordre normal et apaisé des choses… Bref, j’ai fait dire à cette vision ce que ma « pensée », ou mes habitudes de pensée, voulaient qu’elle dise ». Poubelle.

 

Je revenais à la case départ, et c’était pas plus mal : « L’homme est-il bien de ce monde ? », cette question reprit toute son abstraction, toute son épaisse obscurité. Elle reprit son cours de répétition mécanique. Obsédante et aveugle. Cette question n’avait plus de réponse, du moins pas celle qu’un premier mouvement avait tenté de lui donner. Psychologisme de merde. Superficielles associations d’idées. Les réponses sont à rechercher à travers une quête nouvelle, vierge, dégagée des croyances du passé. Y compris des croyances sur soi-même. Et puis, je ne suis pas plus misanthrope qu’autre chose, car je puis être aussi bien Philinte qu’Alceste (réflexion que je m’étais du reste souvent faite, à force de lire et de relire la pièce de Molière). Rien n’est pur et définitif en moi. Mais tout bouge lentement… Un de mes vieux potes me disait « Un misanthrope est un philanthrope qui se protège »… Ça complique un peu les choses… Non, décidément, la première réponse était pourrie. Il me fallait mieux regarder, sonder, ce qui m’était donné de voir, dans la nuit…

 


 

 

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