Un voyage (V)

Photos © Thierry Bellaiche

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« Je voudrais dévoiler le « normal », le méconnu, l’insoupçonné, l’incroyable, l’énorme normal. L’anormal me l’a fait connaître. Ce qui se passe, le nombre prodigieux d’opérations que dans l’heure la plus détendue, le plus ordinaire des hommes accomplit, ne s’en doutant guère, n’y prêtant attention aucune, travail de routine, dont le rendement seul l’intéresse et non ses mécanismes pourtant merveilleux, bien plus que ses idées, à quoi il tient tant, si médiocres souvent, communes, indignes de l’appareil hors ligne qui les découvre et les manie. Je voudrais dévoiler les mécanismes complexes, qui font de l’homme avant tout un opérateur. »

Henri Michaux, Les Grandes Épreuves de l’esprit (« I – Le merveilleux normal ; A – Désorientations »).

 

 

 

Je m’en voulais, jusqu’à un degré assez dérangeant, d’avoir répondu aussi bêtement à une question que certes, d’une part, je ne m’étais pas « normalement » posée (puisqu’elle s’était invitée en quelque sorte mécaniquement, incongrûment, sous l’effet de la « substance déroutante » qu’avait constituée une prise trop longue et – à ce titre – contre-indiquée de glucocorticoïde de synthèse, prescrite par le rhumatologue comme simple anti-inflammatoire à durée expressément limitée mais poursuivie par ma propre prescription jusqu’à quatre fois plus longtemps, et en augmentant peu à peu les doses), et qui d’autre part revêtait un tel caractère d’absurdité qu’en toute logique (si ce mot pouvait conserver quelque sens dans cette situation), je n’aurais pas dû m’en préoccuper plus qu’elle ne semblait le mériter. « L’homme est-il bien de ce monde ? », c’était peut-être involontaire, c’était peut-être con, mais ce n’était pas une raison pour y répondre de façon volontairement conne.

 

Pourtant, planté sur mon trottoir, sur lequel, à ce moment-là, et dans l’état de shaker pharmacologique qu’était devenu mon cerveau, il ne m’aurait pas paru absurde de passer le reste de mon existence, tant me plaisait à l’extrême cette situation de « voyeur comblé » qui aurait pu sans crainte du moindre ennui se prolonger à l’infini, pourtant, dis-je, je m’en voulais, je m’en voulais au point de me sentir fortement perturbé, sans doute parce que je sentais confusément que cette première réponse, réponse-réflexe conditionnée, n’était justement que le fruit (pourri) d’une volonté obtuse de répondre (selon une pensée préexistante), et non pas une réponse fraîche, honnête, directe, in situ, à la hauteur et dans le diapason de la situation que je vivais. Autrement dit, j’avais – pour tenter de répondre à la question obsédante et ne pas la laisser « seule » (ou plutôt pour ne pas me laisser seul avec elle), en roue mécanique, dans ma tête en surchauffe – plaqué « misanthropie » sur les images d’une humanité désincarnée (certes à mes yeux très belles et très « tentantes ») comme j’aurais pu plaquer sans y réfléchir « Camembert » sur « Normandie » ou « Bêtise » sur « Cambrai » – et accessoirement, sur moi-même… Je me voyais, je me sentais dans la peau de ce type de personnage que je conchie en temps normal et même – comme c’était le cas à ce moment – anormal : celui qui a réponse à tout. Celui qui répond quoi qu’il arrive. Celui qui répond même – surtout – quand il ne sait pas. Celui qui répond parce qu’il ne supporte pas le silence.

 

Laissant s’estomper d’elle-même cette thèse bidon des homoncules abstraits comme rêve d’un monde débarrassé d’êtres humains organiques venus dans ce monde pour n’y semer que la destruction et la mort, je revenais au pur spectacle de cette file d’attente découpée sur fond lumineux, qui décidément produisait sur ma rétine un effet prodigieux, même si je comprenais qu’il était en quelque sorte exhaussé, sublimé plus que de raison, par la modification de mes sens perceptifs sous influence d’une substance de synthèse. J’y prenais un plaisir littéralement hors du commun, c’est-à-dire hors du commun de mes perceptions. Mais du coup, et – si je puis dire – dans les mêmes exorbitantes proportions, me regagnait cette vielle impression d’un infini désert autour de moi. Désert humain. Désert des autres. Prison du corps. Prison de l’esprit. Et derrière les barreaux, le désert… Étais-je donc seul à voir ce que je voyais ? Étais-je donc seul dans ce monde à vivre ce que je vivais ? En vérité, je crois que je me sentais proche, terriblement proche de ces ombres… Je me sentais comme elles. Du même peuple. Fait de la même immatérialité. Mes semblables, mes frères. Je me photographiais en les photographiant. Pour le coup, un semblant de réponse, quelque chose de plus vrai, de plus sincère, de plus réellement ressenti, se profilait à travers les images à mes yeux fascinantes de la file d’attente… C’est moi qui ne suis pas de ce mondeC’est moi qui ne suis pas de ce mondeC’est moi qui ne suis pas de ce monde… Cette litanie remplaçait – sans que je l’aie voulu le moins du monde…– l’incompréhensible question… Je vivais comme une épiphanie dans la nuit.

 


 

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