Inde (Trois hommes sombres)

Photos © Thierry Bellaiche

 

 

Je faisais route vers Parc National de Ranthambore, dans l’État du Rajasthan, non loin de sa capitale Jaipur. J’étais épuisé.

 

Je croise ces trois hommes dans leur attelage constitué d’un chameau tractant une remorque. La route était plutôt une piste sablonneuse, sur laquelle j’avançais difficilement, ou du moins assez lentement, dans un véhicule sans âge. J’avais encore en tête, comme la projection versicolore d’un film à grand spectacle, les couleurs fantastiques, les mouvements et les sons incessants de la vie de Jaipur, où je venais de passer quelques jours. Et quelques nuits peu visitées par le sommeil. D’un seul coup, ces hommes – les premiers êtres humains rencontrés depuis mon départ –, habillés de blanc, la tête enveloppée d’un turban rouge, avec leur peau sombre comme taillée dans une ombre inconnue du monde où ils vivent, m’offraient un contraste saisissant avec l’arc-en-ciel frénétique que je venais de voir circuler en turbulents bandeaux lumineux dans les moindres recoins de Jaipur, accompagnés des rumeurs symphoniques de voix et de chants propagés par l’omniprésente foule humaine.

 

Image sobre d’hommes qui m’apparaissaient (la fatigue aidant sans doute, mais d’une fatigue qui avive peut-être certaines perceptions parce qu’elle nous oblige littéralement à ouvrir les yeux) comme des « fantômes paradoxaux » : des fantômes en plein soleil, loin des douves et des corridors obscurs de nos imaginaires tempérés, sans les sifflements glaciaux du vent dans les meurtrières… Des créatures mutiques et noires, au sourire ésotérique, comme si elles cherchaient à « faire passer un message » que je ne pouvais ni comprendre ni interpréter. Des créatures spectrales qui ne cherchaient nullement à se dissimuler, mais qui semblaient au contraire venir non seulement à moi (effet normal de notre croisement sur la piste), mais pour moi, comme dans le ralenti d’un rêve, où les personnages invoqués par le sommeil se manifestent avec insistance pour nous dire quelque chose que nous n’entendons pas…

 

Le paysage était dominé par les nuances peu perceptibles des couleurs éteintes du sable, à peine interrompues ça et là par le vert cafardeux des rares arbres encore vivants. L’attelage avançait ou flottait dans un étrange silence au milieu de cette terne immensité. J’avançais moi-même lentement, et j’avais plutôt l’impression que je rêvais cette scène, ou peut-être que ma lutte contre l’ensommeillement lui donnait les traits déformés d’un rêve.

 

Les hommes se sont retournés vers moi. Je crois que ma dernière pensée, avant de poursuivre ma route, a été pour les trois sorcières de Macbeth. Mais Dieu merci, ces braves hommes n’avaient pas cherché à me dire mon destin.

 

 

Inde, attelage chameau

Inde, attelage chameau

 


 

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