Las Vegas (Fin du jour)

Photo © Thierry Bellaiche

 

Episodes précédents : Las Vegas (monde réel), Las Vegas (Roue de l’infortune), Las Vegas (Panoramas amers), Las Vegas (Hot Babes), Las Vegas (Haie d’honneur) 

 

 

A travers la portion centrale de la baie vitrée, entre les deux tombées de voilages symétriquement disposés, on aperçoit les vaguelettes électriques sur la façade du « frère jumeau » du Wynn, l’Encore Hôtel, celle-là même face à laquelle j’avais échoué au lendemain trouble et encore confusément alcoolisé de la nuit vertigineuse dans la roulette-broyeuse du Caesars Palace. Depuis, après avoir colmaté aux dépens de ma future retraite le découvert que j’avais moi-même creusé dans mon compte, j’ai songé à quitter ce trou lumineux de Vegas, mais je n’en ai rien fait. Pourquoi ? Je n’en sais foutrement rien. Cette ville artificielle ne me plaît pas vraiment, j’ai plus de fric à perdre, aucune envie de recommencer une flambe débile, les « hot babes » n’existent pas vraiment en dehors des gigantesques encarts publicitaires ambulants qui sont peut-être leur seule réalité, j’ai fait un joli tour du côté de Lake Mead où j’ai devisé gaiment avec mes amis les lynx et les hyènes, j’ai hanté le Strip à la recherche de visions qui n’ont de réel intérêt que dans les films, bref, je végète dans cette bulle délétère pour pas grand-chose… Sait-on pourquoi on reste parfois enkysté dans des lieux ou dans des situations qui ne nous plaisent pas, ou qui nous emmerdent carrément, ou simplement que nous devons quitter, alors qu’il serait si facile de prendre la tangente ? Souvent, je pense à ces invités du dîner fatal de L’Ange exterminateur, qui cherchent à se tirer à la fin du repas, qui n’ont qu’à franchir la porte de la maison de leur hôte pour rentrer chez eux, et qui, pour de mystérieuses raisons, insaisissables et inconnues d’eux-mêmes, ne parviennent jamais à réaliser ce geste le plus simple du monde : s’en aller. Aucune barrière matérielle ne les en empêche. Ils multiplient les efforts pour sortir. Ils n’arrivent tout simplement pas à quitter le lieu où ils se trouvent. Et ils y resteront, jusqu’à la mort. Buñuel est l’un des plus profonds philosophes qui fut jamais.

 

En cette fin de journée, ma carrée me donne un vague sentiment de paix, de repos, d’apaisement, avec cette lumière filtrée qui s’infuse tranquillement dans l’espace, ces deux fauteuils encadrant le petit guéridon de bois et dont j’aime déjà à m’imaginer qu’occupant l’un deux dans quelques minutes, un verre de bon vieux JB à la main, l’autre ne sera occupé que par un vide bienfaisant, et non par un quelconque importun congénère, qu’il soit d’ici, de chez moi ou d’ailleurs… Aucune envie de discuter ou de rencontrer qui que ce soit. J’ai besoin de vide, de silence et de temps… Pourquoi pas crever ici, après tout ? Ce serait pas pire qu’ailleurs. Suffirait de ne plus jamais sortir, et d’attendre que ça se passe… Extinction des feux à Vegas sous la houlette infaillible de l’Ange exterminateur.

 

J’ai conscience en prenant cette photo qu’elle ne présente pas un grand intérêt en elle-même. Pas besoin du reste de les avoir toutes visitées pour savoir que les centaines de chambres du Wynn sont comme celle-ci. Mais j’ai besoin de fixer cet espace qui, plus qu’un moment, me semble plutôt fixer le temps. La télé est éteinte, son écran noir ne reflète faiblement que le décor de la chambre. Vegas n’existe plus, le monde pas davantage. L’avenir a élu domicile dans cette case isolée, comme pétrifié pour l’éternité. La lumière est très douce, c’est plutôt une pénombre bienfaisante. Je me vois de l’intérieur.

 


 

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