Las Vegas (Les clochers de Martinville)
Photo « périphérie » © Thierry Bellaiche
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Episodes précédents : Las Vegas (monde réel), Las Vegas (Roue de l’infortune), Las Vegas (Panoramas amers), Las Vegas (Hot Babes), Las Vegas (Haie d’honneur), Las Vegas (Fin du jour), Las Vegas (Errance), Las Vegas (Vue de dos), Las Vegas (Voix contraires), Las Vegas (Vie de chien), Las Vegas (La chance)
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Vegas vu depuis sa périphérie, ça n’a pas grand-chose à voir avec Vegas vu de l’intérieur. Cette forte assertion pourrait facilement passer pour une tautologie, et celui qui en émettrait le soupçon alléguerait sans doute qu’on peut asséner la même évidence, ânonner la même vérité première au regard d’à peu près tout et n’importe quoi, qu’une « chose » n’est jamais la même « vue depuis sa périphérie » ou « vue de l’intérieur ». Exemple au hasard, le corps humain, paquet d’organes sanguinolents plus ou moins bien-portants « vu de l’intérieur » (bien qu’il soit assez rare d’avoir ce point de vue sur un corps vivant, hors coloscopie intempestive), et organisme impeccablement emballé de peau plus ou moins agréable à regarder « vu depuis sa périphérie », autrement dit le point extérieur d’où l’on peut apercevoir un individu quelconque au premier abord. Pareil pour une ville, qui n’a jamais le même aspect vue de ses abords lointains et anonymes ou de son centre en ébullition. Les clochers de Martinville, vus de loin, depuis une route et « malgré les cahots de la voiture », ne sont pas physiquement ce qu’ils deviendraient vus sous leur beffroi, pas plus qu’ils ne sont « ce qu’ils cachent derrière eux », même si « ce qu’ils cachent derrière eux », ce peut être – bien mieux qu’une « autre chose » de nature matérielle – une grande vocation littéraire, c’est-à-dire la découverte empreinte d’une joie profonde que le monde est fait pour être transformé en une « jolie phrase » – et même un bon paquet…
Sauf que Vegas, enfin cette histoire de « vue depuis sa périphérie » par opposition flagrante avec la vue (ou les visions multiples) qu’on peut en avoir quand on est plongé dans son barnum central, c’est tout de même très particulier. Le double coup d’œil intérieur / extérieur, vaut le coup. « Unique au monde », je ne sais pas, mais particulier c’est bien sûr, en raison de la naissance bizarre, contre-nature pourrait-on dire, de cette cité en plein désert du Nevada dans les années 1930, en un lieu où tout ce qui l’entourerait, même dans l’hypothèse d’un avenir d’expansion prospère, continuerait d’être, inexorablement, un désert (les promoteurs n’allaient tout de même pas étendre la ville à tout l’état du Nevada, lequel n’est, justement, qu’un vaste désert)… Ce qui fait que même étendue comme elle l’est aujourd’hui, avec ses vastes banlieues chic greffées autour du noyau originel symbolisé par le Strip et ses hôtels-casinos de luxe, la cité se voit physiquement, quand on s’en éloigne un peu, comme une sorte d’objet manufacturé et « dissonant » posé là, sur un paysage naturel qui n’était pas fait pour le recevoir. Impression d’autant plus frappante, d’autant plus nette que la parfaite horizontalité du désert dans cette zone-là permet de saisir d’un seul coup d’œil, une fois hors de Vegas, le caractère à la fois isolé et factice de la cité, puisque le regard embrasse alors les paysages désolés qui l’enveloppent et la ceinturent comme les serpents à sonnette leurs proies. Le Crotalus atrox, redoutable veilleur du désert, prédateur sans pitié, abonde dans le coin, et l’on peut se demander si ce doux animal biblique, occupant les lieux « de toute éternité », n’était pas fait pour symboliser idéalement, et comme par prédestination, l’émergence tardive et incongrue d’une ville fermement piégée par le désert.
L’architecture de Vegas, sorte de fourre-tout basé sur le principe d’un individualisme absolu, est assez simple à comprendre : chaque nouvel hôtel ayant cherché à se démarquer le plus possible de ceux qui avaient été construits précédemment, la ville ne pouvait présenter in fine qu’un patchwork urbain de la plus complète bigarrure. Sur cette photo montrant au loin le sud du Strip, on distingue nettement, à gauche le Mandalay Bay Hôtel (les deux machins jaunes), le Luxor Hôtel (la pyramide noire) et à droite le MGM Grand (le grand machin bleu). Aucun rapport apparent entre ces bâtiments, mais « ce qu’ils cachent derrière eux » est tout à fait de la même eau. Ils ont voulu être « différents » les uns des autres. Ils ont réussi cet exploit de façade, mais proposent et font à l’intérieur tout à fait la même chose : accueil hors-pair ladies-and-gentlemen, chambres somptueuses à tous les étages, jeux d’argent en veux-tu en voilà, boissons à volonté, pléthore de restaus, strip-clubs en pagaille, loufiats comme s’il en pleuvait, spectacles à la pelle, putes à profusion, et autres débauches de joyeusetés bien éloignées des modestes et très-nus clochers de Martinville…
Cependant, cette vue depuis la périphérie donne l’impression poisseuse d’une grande désolation. Certes, le terrain désertique de l’avant-plan n’est pas encore (ou plutôt n’est plus) le désert sauvage à proprement parler, bien qu’il en soit une sorte de reliquat clôturé et bientôt domestiqué. C’est une vaste surface bordée de grillages et jouxtant le Strip, simplement non encore vouée à la construction. Ça viendra. Mais vue d’ici, comme préfacée par cette grande zone suburbaine à l’abandon ou encore sans affectation, dont on pourrait trouver l’équivalent autour de n’importe quelle ville du monde interchangeable avec une autre, la cité paraît non seulement minuscule, comme faite d’une série hétéroclite de pièces de Lego, mais bien étrangère aux fastes qu’elle affiche de l’intérieur, lorsque l’on peut « contempler », en particulier la nuit, la séduction agressive et fascinante du Mandalay Bay, du Luxor ou du MGM Grand et de leurs alentours illuminés.
Ces trois hôtels, immenses et mirobolants lorsqu’on parcourt le Strip et qu’ils vous font de l’œil flamboyant en format géant et de la façon la plus appuyée, affichent, dans l’éloignement de ce cadre suburbain un peu délabré, pour ne pas dire déshérité, un air rien moins que triomphant, comme s’ils étaient relégués dans une dimension lilliputienne de leur vie sur terre, et comme s’ils étaient « mangés », dominés par ce terrain vague en forme de Gulliver minéral et horizontal. Mais cette aire désaffectée, grise, nue, pierreuse, sombre, conservant le souvenir du désert premier, résonne aussi comme les coulisses froides, vengeresses et patientes du spectacle scintillant qui se donne en permanence sur la scène surélectrifiée de la ville, là où les temples du divertissement dressent leur avantageuse poitrine au-dessus de la mêlée des ouailles reconnaissantes venues du monde entier leur apporter l’offrande de leurs viatiques en bons dollars. Il n’est pas impossible qu’un de ces quatre, le Grand Crotalus Atrox, Antéchrist de bonne foi, sombre Messie encoléré, rude Prophète dûment missionné, ou qui sait, l’Ange exterminateur Soi-Même, venu, lui, du désert éternel, débarque là-dedans et règle son compte à l’insouciante Ninive posée sur ce sol sacré comme une flétrissure.
En attendant, j’étais moi-même encore dans le coin, guère plus reluisant que les bataillons de gobe-mouches fourmillant sur le Strip, qu’on ne voit pas d’ici, mais qui s’y trouvent bel et bien. Ma présence en ces lieux indécis, éloignés du centre, où je n’avais moi-même rien de bien précis à faire, manifestait peut-être un effort éperdu pour prendre la tangente et échapper au joug invisible et pourtant implacable de l’Ange exterminateur. Le désert, le vrai, n’était plus très loin, il aurait suffi de continuer la route, sans trop réfléchir. Mais tandis que je capturais cette vision depuis une route périphérique de Las Vegas, je ne pouvais m’empêcher de penser aux clochers de Martinville, que je ne connais qu’à travers le récit de Révélation qu’en fait le Narrateur d’À la recherche du temps perdu. Encore très jeune, dans Du côté de chez Swann, tandis qu’il parcourt une route de campagne en calèche auprès du docteur Percepied terminant sa tournée, la vision soudaine des clochers de Martinville, au loin, lui offre l’un des premiers « signes », d’une puissance incompréhensible sur le moment, de sa vocation d’écrivain. Submergé par l’émotion, pris de court, il demande un crayon et un papier au docteur et, dans la fièvre de cet instant de révélation, note ses impressions. Il commence alors à comprendre que ce que les clochers de Martinville « cachent derrière eux », ce n’est pas un autre paysage physique, ce n’est pas la campagne environnante, c’est un monde de mots, un monde de « jolies phrases », le monde de son œuvre à venir, marinant encore dans le tréfonds de son jeune cerveau à la recherche de sa vocation.
Or cette « présence » purement mentale des clochers de Martinville, de ce qu’ils portent en eux aux yeux du Narrateur et, par ricochet, aux miens, se superposait en quelque sorte à l’image des emblèmes hôteliers de Las Vegas vus de loin, comme si je comprenais par ce biais improbable et biscornu le sens de ma propre présence en ces lieux. J’étais peut-être venu dans cette cité (et plus sûrement encore, au monde) pour tenter d’exprimer « ce qui se cache derrière les choses », y compris moi-même. Je pouvais maintenant me tirer d’ici, j’avais vaincu l’Ange exterminateur. Merci Marcel. La boucle était presque bouclée…
Les hôtels sont vus de loin, depuis la périphérie, sur la photo principale ; les voici vus du Strip :
Liens : un texte très intéressant de Georges Pholien sur « Les clochers de Martinville », dans cette page du site Persée : Les clochers de Martinville ou les débuts d’une vocation ; et la magnifique et déjà classique édition de À la recherche du temps perdu dans la Bibliothèque de la Pléiade, sous la direction de Jean-Yves Tadié : site Gallimard
Crédits photos sur Wikimedia Commons dans les trois liens suivants : Mandalay Bay, Luxor, MGM Grand