Las Vegas (Voix contraires)

Photo © Thierry Bellaiche

 

Episodes précédents : Las Vegas (monde réel), Las Vegas (Roue de l’infortune), Las Vegas (Panoramas amers), Las Vegas (Hot Babes), Las Vegas (Haie d’honneur), Las Vegas (Fin du jour), Las Vegas (Errance), Las Vegas (Vue de dos) 

 

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Noche ! Lumières ! Pluriel oblige, LA lumière n’existe pas ici… Les lumières, elles, sont partout, la nuit, au point qu’on peut se demander si la nuit voit jamais le jour dans cette lessiveuse à rêves… Oh certes, pas toujours dans les esprits, les lumières… L’extérieur saturé d’électricité compense les nuits opaques du dedans… Les larfeuilles bien remplis, eux, aveuglent leurs propriétaires provisoires. Le dollar illumine le monde, et Vegas est son prophète ! Putain, je me suis encore déchiqueté au bar du Wynn. Leur JB doit avoir quelque chose de spécial, c’est pas possible… Qu’est-ce qu’ils peuvent bien foutre là-dedans, en plus ? Fabrication maison ? Ou c’est moi qui le trouve meilleur parce que je suis ici ? Ou c’est l’Ange exterminateur au sourire goguenard qui me sert dans sa Corne d’abondance, le salopard… Il veut que je reste ici, il veut débrancher ma volonté, couper ma lumière… La contemplation du dos nu de la serveuse n’aura pas suffi à mon bonheur, faut croire… Ce qui est drôle, me dis-je d’un seul coup, en arrêt stupide devant le panneau lumineux du Strip, lequel m’apparaît plus ou moins net, c’est que je ne l’ai jamais vue de face, comment est-ce possible ? Pourtant, elle circulait dans tous les sens à travers l’espace dégagé du bar, sans trop de monde pour me la dissimuler. Rien n’y a fait, ses évolutions, déplacements et autres voltes improvisées se sont toujours « arrangées » pour que je ne voie jamais son visage. Curieux… Mais à la réflexion, ça ne m’étonne pas tant que ça. Des souvenirs remontent… Tous ces gens que j’ai voulu voir de face et que je n’ai jamais vus que de dos… Et parfois, j’avais beau tourner autour d’eux pour les découvrir de face, eux-mêmes pivotaient en mesure, et à mesure que je tournais autour d’eux, comme s’ils sentaient ma volonté du face-à-face… Et quoi que je fasse, il n’y avait que leur dos. Toujours, le dos tourné. Et mon manège ne donnait rien en effet. Ils étaient les plus forts à ce petit jeu. Comme si un fatum voulait qu’ils ne me montrent que le côté opposé de ma volonté… ou de mon voyeurisme. A moins qu’un instinct infaillible et inconnu d’eux-mêmes leur ait dicté, ordonné de me cacher leur visage, de ne pas se dévoiler et de ne pas s’offrir de face à mon regard trop intrusif. Ils devaient alors avoir raison, du moins leurs raisons, fussent-elles absolument inconscientes au moment de reconduire sans faillir le déni de leur dos. Quoi qu’il en soit, cela se présentait étrangement comme une mise en scène horlogère et perverse de la frustration. On est peu de choses ma bonne dame

 

Putain, je veux revoir mon pont Mirabeau ! Et mes amours ! Et ma Seine dégueulasse ! Et toutes les chères têtes de con de Paris ! Uniques ! Heureusement qu’ils l’ont pas refait ici « à l’identique » le pont Mirabeau, comme cette ridicule tour Eiffel naine! Et je veux retourner me promener dans le Valois de Gérard de Nerval, dit le « doux Gérard » parce que de l’avis général, il était en effet d’une grande douceur, comme son jumeau Guillaume Apollinaire, qu’on appelait peut-être le doux Guillaume… Mes compagnons sont morts trop jeunes, et mal aimés avec ça ! Et dans des conditions atroces ! Pas de regret, ils ont laissé leur jeunesse éternelle. Faut pas être trop doux dans ce panier de crabes… La pince aiguisée gagne toujours, comme le dos qui veut rester de dos… Il faut que je me casse ! Je vais surprendre l’Ange exterminateur par les couilles ! Et finir le travail, tel Cronos tranchant les testicules de son cher encombrant papa Ouranos et les balançant de par le monde ! Mais pour quelle somptueuse floraison ! Je veux de la forêt humide et parfumée, la brune Sylvie et toutes les Filles du feu ! Mais ici il n’y a que la rocaille autour de la ville, avec des serpents à sonnettes qui vous attendent tranquillement dans l’anonymat des sables, des yuccas aux feuilles dures et pointues et mal intentionnées, et des armoises en tout genre, panoplie complète, mais merde, c’est pas chez moi ! Et je végète devant ce foutu panneau qui flotte dans la nuit, comme si j’avais besoin de me souvenir où je suis. Et c’est foutrement vrai, je ne sais pas. Je ne sais pas à quel endroit je suis. Trop de voix m’indiquent des voies contraires. La photo n’y changera rien.

 


 

Lien : L’Impromptu du 4 juillet 2016 sur le pont Mirabeau et Guillaume Apollinaire : Voix crues 

 


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